Rached Ghannouchi vient de livrer « une réponse » à la chaine de télévision « Al Arabi Al Jadid » (L'Arabe nouveau) qui a soulevé un véritable tollé parmi les consommateurs tunisiens des médias du « printemps arabe ». Il aurait assuré sur les ondes de cette chaine que Nabil Karoui, chef du parti Qalb Tounes, sera bientôt innocenté, et il quittera la prison dans la dignité et la fierté. Cette déclaration, avec la charge d'assurance, voire d'arrogance qu'elle contient, vient couronner une trilogie de voltefaces qu'aucun politicien tunisien n'a osé produire durant les dix ans de la Révolution du Jasmin. Quelques semaines avant les législatives et présidentielle de 2019, Ghannouchi lui-même a été abordé sur un plateau d'une chaine locale sur l'éventualité d'une alliance de fait avec le parti Qalb Tounes. Sa réponse était catégorique et justifiée, aussi bien politiquement que moralement. Il n'est pas question de nous allier à un parti dont le chef, Nabil Karoui est sous de graves accusations de corruption, et dont le parti use du macaroni pour racler les voix des électeurs. En ce disant, le lendemain, tous les candidats d'Ennahdha aux législatives agrémentaient leurs meetings électoraux par ces mots très peu amicaux à l'égard de Nabil Karoui et de Qalb Tounes, un animal politique nouveau qui venait racler dans les milieux défavorisés, des voix que le parti islamiste prenait pour acquises, moyennant un carton de produits alimentaires de base. Ghannouchi lui-même, lors de l'un de ses meetings, a repris ce refrain comique devant quelques dizaines de ses suiveurs dans la proche banlieue démunie de la capitale. Le terme de macaroni a suscité ce jour-là les rires de la foule, marquant une résolution sans retour quant à une éventuelle alliance Ennahdha/Qalb Tounes. Sauf Abdelfattah Mourou, le candidat d'Ennahdha, et qui a refusé de s'étaler sur ce chapitre en public. Entretemps, Nabil Karoui est arrêté et conduit, manu militari à la prison de Mornaguia. A l'issue des élections, Ghannouchi s'est trouvé avec un nombre de députés qui annonce moins l'hégémonie escomptée du parti islamiste, que la fin d'un monopole que même le code électoral frelaté et l'argent sale n'ont pu maintenir. Une alliance fondée sur une volteface Ironie de l'histoire, à l'issue des élections, ce n'est pas Qalb Tounes qui est allé solliciter le soutien d'Ennahdha, mais l'inverse. C'est Ennahdha qui est allé prier et supplier Qalb Tounes de voter, contre la volonté de tous les blocs parlementaires en place à la nouvelle ARP (Assemblée des représentants du peuple), afin de porter le même Ghannouchi détracteur de Qalb Tounes et de Nabil Karoui en personne, à la présidence de l'ARP. Pour ce faire, Ghannouchi lui-même n'a pas hésité à opérer une volteface qui aura marqué la démocratie tunisienne naissante d'une pierre noire. Dans la foulée, Qalb Tounes a reçu, en contrepartie, la vice-présidence de l'ARP, en la personne de Madame Samira Chaouachi, une championne en tourisme parlementaire. Toutes ces péripéties ont été rapportées par des médias Tunisiens. Tandis que Nabil Karoui est en détention, « ses députés » commencent à réclamer leur contrepartie tactique de cette alliance aux pieds d'argile : Libérer et blanchir Nabil Karoui de tout blanchiment, ou autre délit majeur, nécessitant un jugement dur de la part de la Justice. C'est là où Ghannouchi a commencé sa nouvelle manœuvre : Agir à partir de l'étranger. La chaine Al Arabi Al Jadid est l'une des tentacules médiatiques que le Qatar a lancé dans le cadre du soutien qu'il accorde (jusqu'à quand ?) à la confrérie des Frères musulmans dans les pays arabes. Avec le centre d'études présidé par l'arabe –israélien Azmi Béchara, le gendre de Ghannouchi Rafik Bouchleka était l'un des « directeurs » de cette nébuleuse frériste sous les bottes du Qatar. La situation étant ce qu'elle vient de devenir, à la faveur de la réconciliation des membres du Conseil de coopération des Etats arabes du Golfe, le passage où Ghannouchi « affirme » unilatéralement l'innocence de Nabil Karoui perd beaucoup de sa brillance médiatique. Non seulement que Nabil Karoui ne représente rien dans cette région mouvementée par des forces qui dépassent les dimensions de Qalb Tounes, mais par le statut nouveau que les Frères musulmans tunisiens ont commencé à sentir derrière les récents développements survenus cette fois, non seulement chez le Big boss américain, mais aussi et surtout chez les pourvoyeurs en fonds des Frères musulmans. La Justice tunisienne, pas concernée ! Cette déclaration de Ghannouchi innocentant Nabil Karoui à la barbe de la Justice tunisienne, pèsera exactement ce que déclare le chef d'Ennahdha d'un moment à l'autre, en dehors de toutes les structures de son parti. En effet, aucun communiqué, du Choura par exemple, n'est venu appuyer ce qui s'apparente fort à un acte typiquement personnel dont Ghannouchi seul assumera les suites en cas de complications digestives intestines, ou sur la scène politique combien morcelée par ce genre de pratique de la politique, une pratique qui se réclame plus des manœuvres mafiosiques que des partis bien structurés. Se poser des questions sur la réaction de la Justice à ces affirmations relève, lui aussi, d'une version des faits qui prêtent à cette Justice des alignements dont elle commence à se défendre brutalement. Des mystifications en passe de ne plus passer. Condamner ces affirmations qui s'apparentent à une ingérence indigeste dans les affaires de la Justice, ne servira plus à grand-chose. Par-dessus les dossiers déjà entre les mains de la Justice, Ghannouchi entend aller plus loin, en l'absence d'une réaction à la mesure de la brutalité de ses actes. Sur les médias tunisiens, il commence à franchement mettre en cause cette même Justice, ne rebutant plus à infirmer le travail de la Cour des Comptes et autres instances d'investigation, où sa personne et son parti sont clairement mis en cause. Ainsi, le parti Ennahdha inaugure l'ère pendant laquelle on a du mal à qualifier ses actes et ses déclarations, ne sachant plus si le parti islamiste est en train d'attaquer ou de se défendre. La question qui tue reste la suivante : Ghannouchi aurait-il pu se comporter de la sorte s'il n'était pas porté à la présidence de l'ARP ? Seul Qalb Tounes est en mesure d'y répondre. Connaissant bien l'homme et « ses » passés pas très simples, nous disons d'un pied ferme qu'il aurait fait pire. Il aurait passé plus de temps à Istanbul, à Doha, à Islamabad et Kaboul, qu'au Bardo. La preuve est dans ses intentions, où son statut officiel en Tunisie lui sert encore de simple tremplin dans son action, plus vaste celle-ci, en faveur des Frères musulmans, dont le mouvement agonise désormais là où les robinets de l'argent de la Zakat et autres pécules, tarissent sous ses yeux plus que jamais écarquillés. Pendant dix ans, la Tunisie ne souffrait en fait que des blocages nés de cette rupture avec sa sérénité, causée par un Tamkin transfrontalier qui a foiré à chaque détour. A ce titre, l'innocence de Nabil Karoui n'est qu'un détail de l'histoire, dans l'automne de notre de patriarche londonien. J.E.H.