Le grand Ali Belhouane s'écria un jour : « Assez joué. Le pays est malade, et ce n'est pas en buvant de l'eau que la fièvre tombera ». On a beau scruter l'horizon, tâter le pouls de cette conscience populaire en pleine ébullition, essayer de pénétrer les schémas de pensée de nos politiques : cela n'augure rien de bon. C'est la fièvre. La démente propension vers le « pouvoir absolu », funeste syllogisme dans une démocratie s'étant elle-même trahie, pour avoir abusivement sacrifié à un triomphalisme coquin et sans réelle assise institutionnelle. On joue avec la Tunisie. Et, à travers ce jeu, ils sont dans la projection du reflet narcissique de leurs fantasmes. « Leurs fantasmes » ? Et qui « ils » ? « Ils » s'adonnent à un jeu dangereux. Eux, à la limite, ils ne risqueraient rien, si ce n'est le désaveu de ce peuple désemparé. Ils n'ont même pas prêté l'oreille aux grondements de la rue ; n'ont pas prévu que l'effervescence sociale s'amplifierait, comme une trainée de poudre. Même les marques de compassion, d'où qu'elles se manifestent, ne sont pas entendues. Invitée par le géo-politologue Pascal Boniface dans sa série audiovisuelle : « Comprendre le monde », Sophie Bessis, journaliste, historienne et politologue tuniso-française parle même de « Désenchantement profond » .... « Des années difficiles attendent la Tunisie », ajoute elle. L'histoire des désenchantements est même endémique à notre pays. Au début des années 1980, Héla Béji (pourtant nièce de Wassila Bourguiba) apostrophait « Le combattant suprême » sur le déficit démocratique dans un ouvrage de référence : « Désenchantement national ». Un jeu sans règles et sans scrupules Qu'est-ce qui fait donc que ce « désenchantement » se meuve encore une fois, comme une condamnation de l'Histoire alors que, dix ans en arrière, le peuple tunisien faisait trembler toutes les dictatures du monde arabo-musulmans ? En l'occurrence, nous croyions en un idéal nouveau. A une dé-fatilisation de l'Histoire de ce pays, longtemps assujettie au fait du Prince et à la dictature. A un Etat de droit égalitaire, « propre » sous-tendu par une démocratie plurielle et des élus du peuple au service du peuple et de la Nation. Ce fut plutôt l'entrée en scène des « nouveaux monstres ». « Ils » décident pour nous. « Ils » jouent avec la Tunisie et son peuple dans des relents séditieux et totalitaires. Pas de règle du jeu. Or, comme le dit Vaclav Havel, l'ex-Président tchèque et grand opposant contre l'hégémonie soviétique, « Aucun jeu ne peut se jouer sans règles ». Quelles règles du jeu à la lumière des grandes mascarades de ces derniers jours? A l'heure de l'écriture de ces lignes, c'est véritablement le flou artistique. Car il se trouve que « la meilleure constitution du monde » n'a que formellement prévu la séparation des pouvoirs, juste pour faire plaisir à ses premiers concepteurs, Montesquieu et Alexis de Tocqueville. Tout s'est fait pour que le Président, pourtant élu au suffrage universel, soit confiné dans un coin dont il ne sortira jamais. Une camisole de force qui ne lui concède que des vociférations stériles. Voyez un peu les confusions. Dans l'article 72 de la constitution, il est écrit que le Président de la république est le Chef de l'Etat, le symbole de son unité, le garant de sa pérennité et de son indépendance et qu'il veille au respect de la constitution. Dans l'article 2, on lit que le peuple est le détenteur de la souveraineté qu'il exerce par le biais de ses représentants élus ou à travers le référendum. Cela parait clair. En filigrane, cependant, confusions autour de la souveraineté et la légitimité de la symbolique. Sitôt élu, le Chef de l'Etat n'a plus d'appartenance partisane. Béji Caid Essebsi a bien quitté Nida Tounes. A plus forte raison, Kais Saied qui n'a pas de parti. Mais, en face, un parlement aux couleurs partisanes et qui est dans une perpétuelle guerre de légitimité avec le Président. C'est ce qui a fait dire haut et fort à Rached Ghannouchi, sitôt investi Président de l'ARP qu'il était désormais «Le Président de tous les Tunisiens, à travers les députés qui sont élus par le peuple ». Cela donnerait donc, un Président de la république et, en même temps, un Président de tous les Tunisiens. La fronde était lancée. Le duel (inégal) était déclaré. Délabrements des « Tours jumelles » Entre les deux, c'est le Chef du gouvernement, pourtant investi de larges pouvoirsau sens de l'article 92 de la constitution, se retrouve ballotté. Quelque part, Kaïs Saïed qui avait commis une première erreur en choisissant Fakhfakh sans s'assurer qu'il n'était pas confondu dans des conflits d'intérêts, crut pouvoir corriger le tir en choisissant Hichem Méchichi pour le remplacer. Il n'est d'ailleurs pas dit que Kaïs Saïed ait systématiquement la tête dans la lune. Il sait lui-aussi jongler avec le constitution-normal, c'est un constitutionaliste. Mais s'il s'est empressé de demander à Fakhfakh de démissionner, lui laissant quand même le temps de démanteler le gouvernement, et qu'il ait choisi Méchichi pour former un nouveau gouvernement, c'est pour couper l'herbe sous les pieds du premier parti, c'est-à-dire Ennahdha, à qui reviendrait « le droit » de désigner un Chef du gouvernement, au cas où les cartouches présidentielles étaient épuisées. Et ce fut aussitôt la grande parade des formules réductrices, et toues débitées par Ennahdha et ses suppôts au Parlement. «Kaïs Saïed désigne Méchichi comme premier ministre de fait, et non comme Chef du gouvernement ». En d'autres termes, le Président cherchait à ramener le pouvoir, le vrai, à Carthage. Peut-être, était-il- mu par le besoin d'une impérieuse et saine gouvernance dans les affaires de l'Etat. Ce qui est sûr, c'est qu'il s'y est maladroitement pris. Sermonner chaque jour « son premier ministre » (appelons-le, ainsi) contribue à créer une ambiance délétère et aboutit au blocage. Car, on sait que Rached Ghannouchi est toujours aux aguets. Il a vu venir la faille dans laquelle il enfournerait systématiquement sa fourche. Peut-être, Hichem Méchichi, investi quatre mois en arrière au prix d'un certain deal qui s'est vérifié avec la confiance obtenue lors de ce dernier remaniement, aurait été inspiré de ne pas parler de « coussin politique». Défi lancé au Président, cela s'interprète ainsi. Le Président l'interprète ainsi. Et ce fut, depuis, un large étalage de frictions en direct et savamment diffusé par la page officielle de la présidence. Au point qu'un Conseil de sécurité nationale s'en retrouve banalisé. Du reste, quand on parle de « coussin », le Président a le sien propre. Le Bloc démocrate est dans son droit s'il choisit de se mettre au service du Président. En aucun cas, Kaïs Saïed ne saurait en faire son « coussin » à lui. Ce serait un jeu puéril. Aujourd'hui, plus que jamais, les «Tours » supposées être « jumelles » et en bonne intelligence annoncent fissures et craquements dans ce socle qui était supposé consolider leur collaboration. Les deux têtes de l'Exécutif se livrent une guerre qui s'éternisera. Les constitutionnalistes analysent, interprètent pour leurpart: « Pouvoir discrétionnaire » du Président concernant la prestation de serment des ministres ayant obtenu la confiance du Parlement ? Ou alors, « Compétence liée », c'est-à-dire qu'il doit s'y plier ? Entre temps, la gouvernance du pays en prend un sale coup, alors que les urgences se font pressantes et lourdes d'avenir... Au bout, la République tout entière est en péril de survie. Son côté laïc avec. Champ libre alors aux scénarii effrayants. L'obscurantisme n'a jamais désespéré de voir son heure sonner à nouveau. R.K.