« Nous savons tous comment était le Portugal, l'Irlande ou la Grèce, vingt ans plus tôt. Il n'y a pas de raison pour qu'un pays comme la Tunisie ne suive pas si on lui donne les moyens» La crise financière internationale qui s'est aggravée depuis le début du mois de septembre n'a pas empêché les pays de l'Union Européenne de maintenir leur programme de lutte contre l'émigration clandestine en privilégiant une abolition des frontières à la carte favorisant l'exportation de leur savoir-faire et de leurs produits fabriqués et passant au peigne fin l'accès à leurs pays. La dernière réunion du Conseil européen a concrétisé cette tendance en axant sur le concept d'une « politique d'immigration professionnelle » qui favorise l'émigration « choisie ». En termes pratiques, la législation d'émigration de l'Europe, et des pays du Nord en général, permet aux compétences à fort potentiel des pays du Sud de travailler sur leur sol (ceci est vrai même pour les étudiants). Une telle politique continue à susciter des réactions dans la communauté des immigrés et au sein même de la société civile en Europe. Le Temps a posé cette problématique avec Fethi Télili, le président de l'Union des Travailleurs Immigrés Tunisiens en France.
Interview : Le Temps : Comment se présente la politique migratoire de l'Europe en marge de cette crise financière ? Fethi Télili : Avant que la crise du capitalisme version spéculation financière n'éclate au travers des banques, les Etats du Nord n'avaient presque qu'un seul mot en bouche : « gestion des flux migratoires ». En Europe, il fallait se mobiliser pour faire front à l'immigration, ces nouveaux « Barbares » venus du Sud. Il fallait, sous prétexte d'œuvrer pour le développement, repousser, pourchasser les migrants, en augmentant les fonds consacrés au contrôle des frontières, solliciter l'épargne de ceux qui avaient pu les franchir et qui se sont déjà installés au Nord, réduire les fonds destinés au développement réel des pays du Sud et orienter les flux des capitaux en fonction des besoins d'une « économie de marché ». Pour le cas de la France, la politique migratoire s'est inscrite depuis les dernières présidentielles dans une nouvelle logique freinant l'intégration réelle des immigrés en mettant des obstacles au regroupement familial, mariage, droit de circulation des grands-parents, ainsi que le déni du droit de vote des migrants (ne relevant pas de la nationalité de l'union européenne) ou encore, les obstacles entravant l'accès aux soins, le droit à la santé, au logement, à l'éducation, à l'emploi, à la culture, etc. Cette politique laisse entendre une représentation négative des migrants actuels comme étant une population « subie » qu'il faut remplacer par une population dite « choisie » c'est-à-dire strictement triée en fonction des besoins de développement des pays du Nord (des ouvriers saisonniers ou hautement qualifiés, les compétences que l'on appelle les « cerveaux » d'un pays...).
. Et quels sont les nouveaux axes de la politique européenne en la matière ? - L'Etat français a voulu faire du thème des migrants l'une des priorités de la présidence française de l'Union Européenne, au cours du second semestre 2008. Il a alors proposé à ses homologues européens l'adoption d'accords de « gestion concertrée des flux migratoires et de co-développement ». Ce qui lui permettait de faire de ces accords un modèle de négociation, avec la promotion d'une immigration dite « choisie » tout en pressant les Etats du Sud de réadmettre leurs ressortissants ainsi que les migrants de pays tiers ayant transité sur les territoires de ces Etats. Après la réunion des ministres européens, le 25 septembre, et celle du Conseil Européen, le 15 octobre, sous la présidence du Président Sarkozy, un pacte européen de l'immigration et de l'asile a été adopté. Il se base sur le concept d'une « politique d'immigration professionnelle » c'est-à-dire conçue comme temporaire et privilégiant la fuite et la venue des dits « cerveaux », notamment. L'Etat français souhaitait aussi obtenir de ses partenaires européens, l'interdiction de principe de toute régularisation massive des personnes « sans papiers » ; mais devant l'opposition du gouvernement de gauche espagnol, la présidence française a dû faire marche arrière en proposant de limiter la régularisation aux « cas par cas », dans le cadre des législations nationales. Cependant les Etats membres de l'Union Européenne sont tombés d'accord pour renforcer l'efficacité des contrôles aux frontières, notamment, et au plus tard au 1er janvier 2012, en délivrant des visas biométriques, en créant un système européen de gardes frontières. Néanmoins il faut souligner que le pacte n'a pas vraiment de valeur juridique contraignante, l'immigration demeurant de la compétence des Etats membres.
. Et quelle est, selon vous, l'alternative à adopter ? - Il est plus que jamais temps pour que la question des migrations et du développement soit réellement pensée sous l'angle des intérêts mutuels, des partages réciproques des richesses aussi bien pour les pays de « départ », de transition ou d'accueil dans le respect du droit des peuples et des migrants eux-mêmes. Il conviendrait que l'Europe ne se transforme pas en forteresse, dépensant pour cela des moyens insensés afin d'empêcher l'accès à son territoire de ceux qui ont servi sa croissance. Il faudrait fermer ces centres de la honte appelés « centres de rétention » et qui font rappeler les temps sombres de l'esclavage ; quelles que soient les améliorations évoquées, revendiquées pour ces détentions ! L'UE est appelée à inventer d'autres politiques pour que le développement de tous soit fondé sur l'égalité réelle, le respect et la dignité. Il n'y a pas de raisons pour que le rôle d'un pays comme la Tunisie, avec ses compétences humaines indéniables, soit limité parce qu'il est géographiquement au Sud alors que d'autres pays, moins nantis au niveau du savoir-faire, aient un traitement de faveur et bénéficient des faveurs des investissements parce qu'ils sont au Nord. Nous connaissons tous comment était le Portugal, l'Irlande ou la Grèce, vingt ans plus tôt. Donc, il faut concevoir une approche privilégiant le droit de tous au développement. Cela passe notamment par une nouvelle politique d'investissement et, donc, de développement. En parallèle, les pays du Sud doivent refuser les signatures d'accords qui porteraient atteinte à leur intégrité, à leur dignité et qui comportent des conditions d'exclusion, notamment pour les clauses de réadmission de certains migrants.