Dans les années 60, émigrer en Europe était, pour un jeune de 20-25 ans, comme pour sa famille d'ailleurs, une forme d'exil. Le départ en France, en Allemagne ou en Suisse était vécu comme une dure épreuve, notamment sur le plan affectif. En effet, ce type de voyage ne figurait pas parmi les vœux les plus chers du jeune partant. Ce n'était pas non plus un choix assumé de sa part ; pour certains c'était même perçu comme un coup du sort qu'il fallait malheureusement subir avec fatalisme et résignation. Aujourd'hui, les impressions des jeunes concernant l'émigration dénotent d'une vision des choses âprement réaliste et beaucoup moins épidermique. Le contexte économique extrêmement difficile qui prévaut ces derniers temps renforce chez eux la conviction que la meilleure solution pour assurer l'avenir c'est de prendre le large vers l'un des pays développés et de s'y installer définitivement. Les échos qui leur parviennent au sujet des conditions de vie pénibles des immigrés maghrébins et africains en Europe ne les découragent nullement. On en a la preuve dans les multiples tentatives d'émigration clandestine entreprises depuis le sol africain en direction du vieux Continent et dont une bonne partie connaît des dénouements tragiques. Nous avons d'abord voulu sonder les opinions de nos jeunes à propos des « harragas » : condamnent-ils ces desperados pour qui l'Europe représente l'ultime chance de réussir et de s'imposer ? Le public que nous avons interrogé est composé de lycéens de plus de 17 ans, d'étudiants et d'autres jeunes travaillant dans des secteurs divers.
Victimes et non criminels Nos interlocuteurs n'ont à aucun moment condamné l'émigration clandestine ; ils sont unanimes pour dire que le « harrag » n'a rien d'un criminel. « Ils sont, selon Najeh et Montassar, lycéens d'El Ouardia, les victimes d'un système qui ne prend pas en ligne de compte l'avenir des jeunes générations. Quand vous restez chômeur des années durant malgré les nombreux diplômes dont vous êtes titulaire, c'est que quelque chose est à revoir ». L'emploi des jeunes est, pour Fawzi, Monia, Narjès et Mohamed Ali, une gageure qu'on ne peut pas réussir avec seulement des discours. « La plupart des Etats arabes et africains ne font que suivre des schémas brouillons dans les domaines économique et social si bien qu'au bout de quelques années seulement ils se trouvent dans une impasse ; ils préconisent alors des réformes qui échouent également et ainsi de suite. On nous conseille alors de compter sur nous-mêmes alors que nous n'avons rien pour au moins démarrer. D'autre part, quand on nous propose un travail, le salaire perçu est de nature à nous démotiver ou à nous faire renoncer à l'idée même d'exercer un métier. C'est de là que naît le projet de partir vers des horizons plus prometteurs au prix de sa vie parfois.». Les moins passionnés parmi les jeunes que nous avons rencontrés trouvent excessif que quelqu'un entreprenne une traversée suicidaire pour un emploi qui n'est même pas virtuel. « Mais nous comprenons que des jeunes sans avenir chez eux tentent tout pour réussir ailleurs. Les « harragas » ne sont pas des diplômés ; dans leurs pays respectifs ils se sentent définitivement « grillés ». Brûlés pour brûlés, ils choisissent alors de l'être dans un pays riche. Qui sait avec un peu de chance, une situation stable s'offrirait à eux et les sortirait de la vie de galère ! », ainsi parlait Moncef jeune instituteur du Bardo dont l'un de ses cousins a été récemment expulsé d'Allemagne, ayant vécu plusieurs mois dans la clandestinité.
L'Eldorado ! Sur un autre sujet, à savoir l'image que nos jeunes ont de l'immigré et de ses conditions de vie et de travail dans le pays d'accueil, les personnes interrogées estiment que quelles que soient les difficultés rencontrées par l'immigré, sa situation est toujours meilleure que s'il était dans son pays d'origine. Les étudiants ont souligné surtout les droits dont jouit le citoyen dans les pays hôtes : « économiquement et politiquement, il reste malgré tout couvert et relativement préservé des abus. Une telle couverture est-elle assurée chez lui? », s'interrogent en même temps Ridha, Chaker et Helmi? Pour les lycéens Majdi et Kais, c'est la belle vie là-bas, même quand on n'a pas beaucoup d'argent. Il y a toujours moyen de s'en procurer sans trop de risque, et puis on peut toujours tenter une liaison avec une Européenne en vue d'un mariage qui autoriserait tous les espoirs quant à la régularisation de sa situation dans le pays d'accueil ! ». Les jeunes fonctionnaires sont conscients des nouvelles réalités en Europe et estiment que les immigrés sont déjà parmi les premières victimes de la crise.« Cependant, objecte Fadhel (agent administratif), son retour au pays natal ne peut pas le sortir d'affaire. Dans son pays d'origine, la situation n'est pas plus reluisante ; d'autre part personne n'y a prévu de solution pour les émigrés en difficulté. D'ailleurs, le travailleur à l'étranger est souvent vu dans la peau d'un investisseur virtuel qui rentre l'été pour dépenser et faire fructifier des devises ».
Partir, un rêve commun Alors, partir à votre tour en Europe ou en Amérique, est-ce que l'aventure vous tente ? C'était notre dernière question à laquelle les lycéens se sont empressés de répondre par l'affirmative. « Et comment !, s'exclamèrent-ils d'une seule voix. Nous avons encore beaucoup de chemin à faire pour terminer nos études, et rien ne nous garantit de trouver un emploi après. Alors autant s'y prendre très tôt, nous finirons par nous ranger avant d'avoir trente ans. » Les étudiants rêvent surtout d'une aventure au Canada ; ils citent tous le cas d'amis ou de camarades qui ont terminé leurs études là-bas et se sont fait embaucher assez vite. « On gagne beaucoup au Canada ; si l'Etat m'accorde une bourse ou que mes parents trouvent de quoi me payer le voyage, je suis sûr de couler des jours heureux parmi les Canadiens. », c'était là le vœu de Chaker qui compte, si tout va bien, emmener avec lui sa future fiancée car il veut épouser une musulmane et lui débrouiller à elle aussi une situation stable pour qu'elle l'aide à subvenir aux besoins de leur couple ! Concernant les fonctionnaires, ils trouvent qu'il n'est pas trop tard pour tenter l'expérience en Europe ou ailleurs pourvu que tout soit en règle. « Nous aimerions que cela s'inscrive dans le cadre d'une coopération entre notre pays et celui qui nous accueillerait. De cette manière, nous garantirions notre poste au retour. Si par chance, on nous propose là-bas une bonne situation et un contrat pour la vie, dans ce cas nous serions fous si nous déclinions l'offre. »
Dialoguer comment ? Emigrer est donc le vœu commun de plusieurs jeunes tunisiens pour qui l'avenir ne se présente pas sous les meilleurs auspices dans leur pays natal. Partir pour d'autres cieux, pas nécessairement plus rassurants, est une alternative séduisante. Comment les raisonner ? Comment les amener à une vision plus lucide des choses en ce qui concerne la vie en dehors de nos frontières ? De quelle manière peut-on les rassurer sur leur situation future ? Quel langage tenir pour les persuader que leur pays ne les abandonne pas et qu'il a besoin demain de toutes ses forces vives et plus particulièrement de ses jeunes pour relever les défis du développement ? Répondre à ces questions c'est aussi cela le « dialogue avec les jeunes » !