I-Yacine et la langue en tant que butin de guerre L'écrivain Algérien Kateb Yacine (1929-1989) avait bien considéré la langue française comme un butin de guerre pour les Algériens colonisés par la France pour plus d'un siècle. Tant d'intellectuels et éduqués maghrébins ont favorablement accueilli ce slogan et ont insisté sur l'importance de garder le français en bonne position dans leurs sociétés indépendantes. Pourtant, la crédibilité de ce slogan pourrait être mise en cause. Il suffit ici de mettre en relief quelques dégâts que subissent les langues indigènes suite à la présence d'une langue étrangère. Le cas de la société tunisienne souligne les méfaits de la présence de la langue française sur l'arabe, la langue nationale de la Tunisie. Ces méfaits sont beaucoup plus sérieux en Algérie que dans le reste des trois autres pays maghrébins francophones (La Tunisie, Le Maroc et La Mauritanie). D'où s'explique la concurrence et la compétition qu'a posées et pose encore la langue française, durant la colonisation et après l'indépendance, à la langue arabe dans plusieurs secteurs de la société tunisienne ainsi que dans ceux des autres pays maghrébins.
II-Les méfaits socio-culturels du français par rapport à l'arabe : On se limite ici à montrer brièvement la compétition entre la langue française et la langue arabe aujourd'hui en Tunisie: 1- Le français est présentement la première langue d'usage parmi un grand nombre des Tunisiennes et Tunisiens et leurs institutions après plus d'un demi-siècle d'indépendance. La grande présence du français en Tunisie avant et après l'indépendance a privé et prive fortement encore l'arabe du plein usage dans sa propre société. En tant que langue nationale, l'arabe est handicapé d'avoir sa place normale (la première place) en Tunisie indépendante dans tant des domaines et des secteurs.
2- La forte présence de la langue française en Tunisie durant la colonisation et après a créé un état d'aliénation entre les Tunisiennes et les Tunisiens et la langue arabe. Ceci se manifeste ainsi dans la faible présence d'un engagement chez les Tunisiennes et Tunisiens envers l'arabe. Par conséquence, il est assez rare de les voir protester, par exemple, contre la marginalisation de l'usage de la langue arabe ou défendre cette dernière en public et en privé. Les recherches des sciences sociales indiquent que cette aliénation linguistique a un grand impact menaçant l'intégrité de l'identité tunisienne, puisque la langue est le plus important capital culturel qui détermine l'identité de la société. Donc, c'est légitime de dire que la langue est la nation. D'où, l'exclusion partielle complétée de l'usage de l'arabe en Tunisie colonisée et indépendante société met l'arabe dans un état de sous-développement. Ce dernier ne peut pas être considéré un butin pour la langue arabe et l'identité tunisienne.
III- Les méfaits psychologiques Il n'est pas aussi acceptable de considérer une langue étrangère un butin si son usage a des retombées psychologiques négatives sur les citoyens indigènes. La grande majorité des Tunisiennes et Tunisiens manifestent aujourd'hui un complexe d'infériorité en utilisant leur propre langue l'arabe dans plusieurs contextes. Par exemple, plus que 95% des Tunisiennes et Tunisiens écrivent leurs chèques en français. Ils donnent l'impression qu'ils se sentent sous-développés et non-modernes s'ils les écrivent en arabe. Ils se trouvent souvent gênés si non enragés si on leur demande d'écrire leurs chèques en arabe. La personnalité de base tunisienne témoigne de ce sentiment typique de complexes d'infériorité dans l'usage de l'arabe dans plusieurs secteurs de la société tunisienne. Clairement, un tel comportement négatif envers l'arabe ne constitue pas un butin pour la société tunisienne. IV- Reste-t-il un dialecte arabe maternel ? Mes études de la question de la langue en Tunisie montrent que les femmes tunisiennes éduquées et intellectuelles en particulier sont plus attirées par la langue française que la langue arabe. Ce préjugé contre l'arabe chez elles met en question le concept de la langue maternelle chez les mères tunisiennes. Le dialecte arabe tunisien pur n'est plus pratiqué par la majorité écrasante de ces mères. Un grand nombre parmi elles s'adressent à peine en arabe à leurs filles et garçons. Alors qu'une grande majorité des mères tunisiennes adoptent un discours franco-arabe fort chargé des expressions et des mots français. Le mot français " maman " est devenu le terme courant utilisé par la majorité des jeunes et des enfants tunisiens en s'adressant à leurs mères. Donc, le mot " maman " a remplacé grosso modo le mot arabe " oummi " en société tunisienne d'aujourd'hui. V- L'Autre sous-développement au Maghreb Toutefois, la langue française pourrait être un butin pour la société et ses citoyens si elle satisfait certains critères. Parmi ceux-ci, la société tunisienne a besoin de faire en sorte que la langue arabe et sa culture occupent psychologiquement et socialement la première place dans les cœurs et les usages des Tunisiennes et Tunisiens et leurs institutions. Ceci peut se faire via la famille, le système éducatif, les institutions et les classes sociales et politiques qui doivent conscientiser le public et les élites pour qu'ils respectent en priorité l'arabe, leur langue nationale. Sans la réalisation de ce projet de changement psychologique et socio-culturel, le français ne peut pas être un butin pour la société tunisienne et les autres pays maghrébins francophones. Le sociologue malaisien Said Hossein Alatas a étudie surtout en Asie le phénomène du Captive Mind (l'esprit prisonnier) des étudiants et des intellectuels dont il est le résultat de l'éducation occidentale. Selon cette perspective, la présente éducation bilingue et biculturelle maghrébine n'est pas en grande partie libérée du colonialisme linguistique et culturel français. Ceci prédispose une grande majorité des Tunisiens, des Algériens, des Marocains et des Mauritaniens d'avoir le symptôme du Captive Mind. Mon nouveau concept de l'Autre sous-développement décrit aussi la domination linguistico-culturelle française dont souffrent présentement les pays maghrébins. Cette anomalie est loin de donner une crédibilité au slogan de Katib Yacine : le français est un butin de guerre pour les Maghrébins.