Chronique chiffrée d'une mort annoncée... A l'école publique, l'apprentissage du français se fait aujourd'hui à partir de l'âge de neuf ans contre sept ans dans les années 70. Si le Tunisien lit moins d'un livre par an en moyenne, 15% de ses lectures se font dans la langue de Molière. La part d'audience des chaînes françaises de télévision ne dépasse guère les 2 à 3% contre près de 30% dans les années 90. Le taux d'écoute de la station radio RTCI, francophone en large partie, est de moins de 1% en moyenne par jour contre un taux d'écoute de l'ordre de 10% en 2000. La presse écrite quotidienne en langue française, y compris la presse électronique, n'attire guère plus de 120.000 lecteurs pour un pays qui compte près de 11 millions d'habitants. Les échanges sur les réseaux sociaux se font à moins de 20% en langue française contre 60% en langue arabe et plus de 20% dans un jargon mixte de tunisien écrit en caractères latins. Et enfin, la France reçoit un peu moins de 100.000 visiteurs tunisiens résidant en Tunisie avec près de 80.000 visas octroyés par la France par an contre des centaines de milliers dans les années 70 et début 80 -l'accès était alors sans visa. La voix de la France est devenue inaudible Aujourd'hui, le Tunisien rencontre rarement la langue française dans son quotidien. Et ce ne sont pas les quelques mots appris ça et là, qui jonchent son discours de tous les jours, qui feront de lui un francophone digne de ce nom. Ce n'est pas parce qu'un touriste français ne se perd jamais en Tunisie car un enfant arrivera toujours à lui indiquer le chemin même en baragouinant, qu'on parlera de maîtrise de la langue. Une langue qui, jadis, était maniée au moins par ceux qui fréquentaient les bancs de l'école, et qu'une majorité de diplômés du supérieur n'en connaissent pas aujourd'hui l'usage. Les idées françaises ne passent plus, les messages français ne sont plus compris, les codes français ne sont plus déchiffrés. Ni les siècles des lumières, ni la rationalité à la française, ni la culture contemporaine française ne passent désormais chez le Tunisien. Toute une génération des moins de trente ans notamment, qui représente 60% de la population tunisienne, ne connaissent pas l'apport de la France à la pensée universelle, ni la cuisine française, ni la technologie française dont la norme GSM des télécommunications qu'ils utilisent pourtant tous les jours. Est-ce grave? Est-ce important? Est-ce préjudiciable pour les Tunisiens? Probablement pas, car la nature a horreur du vide. La langue arabe s'est installée comme étant le véhicule officiel et officieux des Tunisiens au grand bonheur des émetteurs venant des pays du Golfe, de l'Egypte et du Levant. Il est à noter à cet égard que l'ensemble du monde arabe produit moins de livres que la seule Grèce par an! Et que par ailleurs, en matière de traduction d'uvres occidentales en langue arabe, qu'elles soient littéraires, techniques, scientifiques où autres, c'est quasiment le désert. L'anglais n'a pas pris pour autant la place du français comme c'est le cas au Liban ou encore plus radicalement au Rwanda. Mais, il pourrait venir par la fenêtre économique, académique ou technologique. En disparaissant lentement mais sûrement de la Tunisie, la langue française perd des clients et des fournisseurs, elle perd aussi des ressources humaines de qualité dont elle aura forcément besoin vu sa démographie vieillissante, elle perd enfin ce qui lui reste de zone dite «d'influence», elle perd un soutien diplomatique par-ci, un allié par-là, une base arrière, un voisinage utile et fiable en ces temps d'incertitudes géostratégiques. La France et le français se perdent dans cette zone du monde, à savoir l'Afrique du Nord, car le Maroc n'est pas en reste, et l'Algérie n'a qu'une envie, celle de tirer un trait sur un passé douloureux incarné par la présence de la langue française. La langue française un enjeu politique en Tunisie? La langue française a été très vite instrumentalisée dans le jeu politique en Tunisie postrévolutionnaire. Elle a été stigmatisée comme étant le véhicule de l'occidentalisation de la société tunisienne, notamment par les courants yousséfistes et islamistes, ceux-là même qui ont gagné les élections libres du 23 octobre 2011. Elle incarne en effet le «danger» laïc pour une grande partie de la classe politique tunisienne de l'après-14 janvier 2011. Elle incarne aussi une modernité «pervertissant» le modèle arabo-musulman et l'ancrage occidental, visés par une certaine élite politique qui a su vendre les méfaits de cette langue auprès de leurs électeurs en la diabolisant parfois. On est arrivé au point où «être francophone» est utilisé comme une insulte par certaines parties extrêmes. L'économique entretiendra le lien linguistique, mais jusqu'à quand? À qui la faute? À cette élite tunisienne, souvent francophone, qui n'a pas pu ou su être en osmose avec les masses, en phase avec leurs préoccupations et leurs besoins de dignité et de reconnaissance et de part de prospérité. Une élite évoluant en vase clos, communiquant entre elle en français et qui n'a pas écouté un peuple qui souffre, qui a faim, et qui demande la justice sociale en arabe. La faute incombe aussi et en grande partie à la France, qui a délaissé un bijou de langue, un butin de guerre, un liant entre les deux rives de la Méditerranée occidentale. Cette France qui n'a pas su entretenir un moyen pour se comprendre et se faire comprendre, un moyen qui lui file des mains sans faire le moindre effort pour remédier à son affaiblissement dans un pays qui a des relations millénaires avec elle. Les relations économiques entre la Tunisie et la France sont indéfectibles avec 1.200 entreprises françaises installées en Tunisie et employant plus de 120.000 salariés, avec un million de visiteurs français annuels, avec 25% d'échanges commerciaux de la Tunisie avec la France, 600.000 Tunisiens vivant en France, 10.000 étudiants dans les grandes écoles et universités françaises. langue française en Tunisie passe par les intérêts sans cesse renouvelés des opérateurs économiques. Loin du politique, l'économique l'emportera toujours! À bon entendeur, salut !