Quand un Tunisien critique le travail de la municipalité, certains reproches sont récurrents. Il en est même qui sont devenus clichés tant on les reproduit dans toutes les bouches. Parmi ces griefs à répétition celui de n'effectuer convenablement les tâches qui incombent à la mairie qu'à l'occasion d'une grande visite officielle. Là, tout l'arsenal servant à nettoyer, à désherber, à réparer, à construire ou à restaurer, sort de sa cachette et des centaines d'employés sont mobilisés pour rendre le lieu visité par le ou les hauts responsables, pareil à un petit paradis. Dans l'enseignement, les opérations de « toilettage » de ce genre sont légion. A l'occasion du passage d'un officiel important, on donne en quelques secondes des couleurs à l'établissement, on badigeonne partout, on passe la serpillière et le balai dans les salles, les couloirs et les cours. On demande aux élèves de bien se tenir et on en sélectionne les plus mignons et les plus propres pour accueillir le visiteur. Les enseignants, quant à eux, sont priés d'être présentables et surtout de mettre pour la circonstance des tabliers blancs comme neige. Bref, c'est un remue-ménage qui métamorphose les lieux et en donne une image très reluisante. Malheureusement, les visites qui produisent ces effets magiques sont rarissimes et leur très faible fréquence condamne beaucoup d'établissements à une incurie des plus déplorables et à un délabrement continu. Mais la ressemblance avec la municipalité ne s'arrête pas à ces manœuvres de simulation extérieure. Il y a plus grave quant au déroulement des cours.
La métamorphose Par exemple, la visite d'inspection donne lieu à une activité débordante de la part de l'enseignant inspecté : à cette occasion, il sort tous ses acquis pédagogiques et tout son savoir didactique. On le voit travailler sur des fiches proprettes, arborant mille couleurs et des traçages partout. Le cours redevient parfaitement organisé et cohérent. Les questions posées par le professeur deviennent intelligibles et pédagogiquement bien formulées. Celui-ci ne crie plus après ses élèves, il leur sourit, les aide à répondre juste, accepte volontiers de leur réexpliquer un détail qu'ils n'ont pas saisi. C'est à peine s'il ne leur refile pas de l'argent et des cadeaux à chaque bonne collaboration de leur part. D'ailleurs, certains enseignants récompensent leurs élèves par de généreux bonus après une épreuve d'inspection réussie. Dans le cas contraire, on tend quelquefois à tout négliger en attendant le retour de l'inspecteur ou à s'en prendre à la classe qui n'a pas « collaboré ».
Mise en scène Il est vrai que les visites d'inspection se font généralement à l'improviste. Mais, le téléphone arabe, les informateurs « spéciaux », un coup de fil « amical » ou le flair de l'enseignant concerné peuvent l'anticiper et donc lui faire perdre une bonne part de son effet de surprise ! On s'y prépare alors comme il se doit une journée et même une semaine à l'avance. Le journal de classe qui, jusque-là, était très mal tenu, subira un vrai lifting d'embellissement. On prendra même soin de prévenir les élèves de l'imminence de la visite. Certains iront même jusqu'à répéter comme au théâtre la séance à assurer le jour J. Le moment venu, ils feront parler les meilleurs et prieront les médiocres de se taire. Ils resteront debout pendant toute l'heure et utiliseront de la meilleure manière possible le tableau noir. On y verra des titres et des surtitres bien soulignés ; des schémas aux contours irréprochables avec des flèches bien nettes et une écriture très lisible. La leçon sera pour tout dire exemplaire !
Comment contrôler ? Il en sera de même lors des leçons « témoins » (ou modèles) données en présence d'un public de jeunes stagiaires. L'enseignant qui en est chargé passe jusqu'à un mois pour la préparer et il fera tout pour qu'elle soit un modèle dans son genre. De telle sorte d'ailleurs que beaucoup de débutants n'en retiennent finalement rien sur ce qu'il ne faut pas faire dans leur métier ! Par contre, lorsqu'il n'a rien à prouver à qui que ce soit, lorsque, peinard, il est titularisé depuis belle lurette, lorsqu'il a eu toutes ses promotions, pourquoi veut-on que l'enseignant fasse preuve de zèle, qu'il se rappelle la pédagogie et les pédagogues, qu'il quitte son bureau « pour écrire un mot » sur le tableau, qu'il élabore des fiches et tienne impeccablement son registre, qu'il mette son meilleur costume et rase sa barbe ? L'inspecteur « policier » ne viendra pas de toute façon. A ce propos, le nombre des inspecteurs, des conseillers pédagogiques et de leurs assistants ne permet pas d'effectuer des visites régulières qui empêchent cette paresse contagieuse. De plus, on accable ces pédagogues de tâches multiples qui finissent par limiter leur champ d'action et altérer leur efficacité. Mais là non plus, personne n'est parfait, puisque certains inspecteurs prennent leur métier à la légère et méritent à leur tour d'être contrôlés !