Ils sont discrets, secrets même, les parieurs tunisiens, les «Qammaras » qui s'adonnent aux paris risqués, qui soufrent d'une addiction, d'une forte dépendance. Joueurs et plus rare joueuses, ont un point commun : la honte de cette addiction, de ce vice plus ou moins caché. Il y a une heure précise, celle où ils deviennent nerveux, irritables : c'est l'heure des courses sur les hippodromes français. En fait, cela commence dès le matin avec une foule bigarrée globalement estimée à cinq mille personnes dans le grand Tunis : il y a là des petits fonctionnaires, des ouvriers, des artisans modestes des maçons et des peintres en bâtiments qui ne savent même pas lire... Ils tentent tous de décoder des feuilles dactylographiées, toujours les mêmes depuis des décennies. On y trouve les courses du jour, les noms des chevaux, des jockeys, des entraineurs... Et il y a des spécialistes qui semblent connaître les futurs gagnants et qui conseillent les parieurs avec beaucoup de zèle, puisqu'ils peuvent être rétribués en cas de gain. C'est à se demander pourquoi ils ne parient pas eux-mêmes, tant ils sont sûrs de donner le tiercé ou le quinté dans l'ordre. Puis vient le moment où il faut se décider à cocher les cases qui rapporteront une fortune...
Des conséquences graves Cela se déroule dans certains cafés et autres bars mal famés où de mystérieux personnages inscrivent des chiffres sur de petits bouts de papier, des tickets mal découpés, remplis de chiffres mal écrits puis ils encaissent des sommes relativement importantes qu'ils cachent rapidement au fond de leurs poches, le regard toujours inquiet... Et se déroule la course et la plupart des joueurs perdent leur mise. Une situation qui a fait dire à un humoriste à propos de ces paris à distance : « les chevaux courent en France et les ânes parient à Tunis. » Ils retournent alors chez eux où ils passeront leurs nerfs sur leur femme et leurs enfants qu'ils privent de tout : argent, amour et attention... Mais il n'y a pas que les courses : d'autres jeux attirent les jeunes aujourd'hui. C'est ainsi que l'an dernier, près d'un demi million de tunisiens ont joué au fameux Promosport, ce jeu de pronostics sur les résultats des matches de foot qui se déroulent en Tunisie et ailleurs... Durant Ramadan, c'est dans les maisons et dans les cafés que l'on parie en jouant aux cartes par petits groupes, discrètement, dans une parfaite illégalité... Conséquence de l'addiction selon un sociologue, c'est que « en plus des habituels drames sociaux et familiaux que cette addiction crée, les jeux de hasard risquent de déprécier la valeur du travail et de l'effort et c'est que nous constatons aujourd'hui chez une partie de la jeunesse. Ils vivent dans l'espoir de faire un « coup », de gagner à un jeu, de réussir dans la chanson grâce au système de la Nouvelle Star ou à un rôle dans un feuilleton TV. »
Des témoignages émouvants Quelques hommes et une seule femme nous ont apporté leur témoignage sous le sceau du secret. La plus sombre histoire est celle de ce quadragénaire, simple standardiste dans une grande société qui avoue, gêné : « Je suis arrivé dans cette obsession du jeu sans même m'en apercevoir et je me suis mis à avoir des crises, avec tremblements et sueurs. J'ai englouti une fortune entre courses de chevaux, Promosport et jeux de cartes. Il m'est arrivé de faire des chèques sans provision, d'emprunter de l'argent à mes proches sans jamais le rendre, à vendre le peu de choses que j'avais acheté, comme ma télé, mon frigo ou mon portable. » Son calvaire et celui de sa famille continue encore aujourd'hui... La dame qui s'est confiée à nous est une technicienne dans un laboratoire, qui a appris à jouer aux courses grâce à l'un de ses collègues. Elle cochait les chiffres au hasard, mais c'est lui qui allait déposer les tickets au café du coin. « Cela a duré plusieurs années et m'a coûté plusieurs milliers de Dinars. Depuis j'ai rencontré l'homme de ma vie avec qui je suis mariée et j'ai eu deux enfants et tout cela s'est arrêté. Du coup, je ne peux même plus voir des chevaux courir à la télévision ! » Autre joueur invétéré : c'est un ancien banquier à la dérive, qui pense que son addiction est « le résultat d'un conflit avec mes parents qui date de l'adolescence. Je cherchais alors toutes les formes d'automutilation, de destruction physique et psychique. J'avais très peu de recul sur ma vie et sur les conséquences de mes actes. C'était comme une drogue : j'étais accro et je l'ignorais. » Il s'est alors permis de détourner des sommes de plus en plus importantes qu'il comptait rembourser en gagnant aux cartes, jusqu'à ce que ses manigances soient découvertes, avec un renvoi définitif à la clé... Le plus dramatique c'est un ancien commerçant qui gagnait très bien sa vie et qui s'est mis à jouer aux cartes, perdant peu à peu ses nombreuses propriétés, ses belles voitures, son niveau de vie et enfin sa belle villa. Il loue aujourd'hui une petite chambre sur les toits, au centre ville, après avoir été abandonné par sa femme et ses enfants. « Je suis au bord du suicide et je m'en veux à mort d'avoir tout raté, mais je n'y peux rien ! C'est une maladie dont je ne peux guérir, un vice que je subirais toute ma vie... » Le plus pénible dans l'addiction au jeu, c'est la souffrance de l'entourage du joueur, qui vit le drame de manière assez poignante. Une jeune fille évoque ce qu'elle et sa mère ont vécues : « on ne savait pas comment réagir, on se sentait impuissantes et on souffrait beaucoup de cette situation dans laquelle nous étions entraînées malgré nous. »
Les conseils du « psy » Un psychologue affirme que les parents des joueurs finissent par « ne plus supporter ses mensonges, ses promesses qu'il ne tiens jamais. Ils savent qu'ils ne peuvent pas lui faire confiance et ont toujours des doutes sur ses promesses. Ils vivent dans la crainte de découvrir de nouvelles dettes qu'il a contractées en secret ils font tout pour trouver des solutions à la situation financière catastrophique de la famille » Et notre psy qui a eu l'occasion de travailler sur le sujet lorsqu'il était étudiant en France d'avancer quelques conseils aux proches : « ne restez pas seul avec ce problème et demandez l'aide d'un spécialiste. N'acceptez pas qu'il vous culpabilise mais ne le culpabilisez pas non plus. Et surtout ne payez pas ses dettes. Encouragez-le à parler et à dire ce qu'il ressent et essayez de trouver des loisirs ou des activités loin du lieu où il joue. Essayez de vous protéger financièrement et rompez votre isolement en vous confiant à vos proches. » Un proverbe tunisien pour finir, qui vous donnera une idée précise sur la manière dont nos ancêtres jugeaient les obsédés du jeu. Ils disaient : « Elf khammar khir min qammar » (mille alcooliques valent mieux qu'un joueur). Et tout le monde sait que la sagesse populaire a toujours raison...