L'Institut des Belles Lettres Arabes (IBLA) a vécu un drame le 5 janvier dernier. Un incendie, à l'origine inconnue, qui a coûté la vie à un homme : le Frère Jean Battista, et causé la perte de milliers de livres, mangé par le feu. Mais aujourd'hui, quand on se déplace au siège de IBLA, et qu'on voie tous ces jeunes bénévoles, affairés à nettoyer les livres, à les extraire de la cendre, pour en sauver le plus grand nombre, on comprend que tout n'est pas perdu. Et c'est aussi le sentiment de Jean Fontaine, qui a voué sa vie à la culture et à l'amour des livres. Et pour qui IBLA c'est toute une vie. La sienne propre en somme… Rencontre. Le Temps : Jean Fontaine, ce n'est pas pour remuer le couteau dans la plaie, mais on aimerait bien savoir ce qui s'est réellement passé le jour du drame à IBLA. Jean Fontaine : C'est vrai qu'il y eu tellement de rumeurs qui ont circulé dans les médias, que ça en devient agaçant. C'est fou ! On en a entendu des vertes et des pas mûres, et le plus étrange, pour ma part, c'est que personne n'est venu en parler avec moi, alors que je suis le premier concerné. Justement Frère Jean, on aimerait que vous nous en parliez. Qu'est-ce qui s'est passé ce jour là ? J.F : J'étais dans le patio, en train de regarder les revues qu'on reçoit ici à la bibliothèque, quand j'ai entendu le bruit d'une explosion qui venait d'en dessous. Il était 14h 10. J'ai essayé de voir si je pouvais descendre par le grand escalier, puis quand je suis entré par la porte d'en bas, j'ai trouvé le Frère José Maria, qui lui aussi avait entendu l'explosion. Il a tout de suite pris l'extincteur pour éteindre l'incendie, et c'est là qu'il a vu des jambes par terre. Il a tenté d'arroser très vite pour éteindre les flammes mais ce n'était pas possible. L'incendie était trop violent. J'ai vite appelé les pompiers qui sont arrivés au bout d'un quart d'heure. Ils ont mis beaucoup de temps pour y parvenir, et pour trouver le corps. Car dans la panique, on n'avait pas donné les indications tout à fait justes par rapport à son emplacement. Le corps de Frère Battista était au fond du magasin et il a fallu enlever tout cet amas de livres qui étaient tombés pour le retrouver. Tout était noir et la fumée était tellement épaisse qu'on ne pouvait presque plus respirer. Les pompiers ont dit que la chaleur avait atteint les 300°. C'est pour vous dire que ça a été terrible. Le juge d'instruction est arrivé à son tour avec la police, et ils ont demandé à ce que je les accompagne. J'ai vu qu'ils ramassaient tous les indices, et qu'ils les mettaient dans un sac en plastique. Ils faisaient leur travail en somme. Cette nuit- là d'ailleurs, un inspecteur et un policier ont passés la nuit chez nous, pour s'assurer que personne ne touche à quoique ce soit. Et maintenant on attend de recevoir un rapport officiel de la part du juge d'instruction pour connaître la vérité. C'est comme ça que se passent les choses. Est-ce que vous pensez que quelqu'un pouvait vous vouloir du mal, au point de vouloir brûler la bibliothèque ? Et si aviez le fin mot de l'histoire, accepteriez-vous de dévoiler la vérité ? J'ai passé ma vie à défendre la vérité. Mais ma conviction c'est que ça ne peut pas être un crime crapuleux. Du moins je ne peux pas l'admettre. Et puis on a même parlé d'un gardien tunisien dont on n'avait pas retrouvé la trace. La circonstance est très douloureuse mais ça pourrait prêter à rire ; parce qu'on n'a jamais eu de gardien. Ni tunisien, ni autre. On est quand même assez grand pour nous garder nous-mêmes ! Le matin même, le Frère Jean Battista comme il avait réceptionné un nouveau scanner qui allait lui servir à sauver les livres les plus précieux, avait déjà commencé à organiser son travail en ce sens. Bref, la routine habituelle. Et puis voilà. On attend comme vous. La vérité. Cela veut quand même dire que la porte est toujours ouverte à toutes les suppositions ? Oui. Et c'est pour ça qu'on attend le rapport officiel final.
Laissons de côté la tragédie qui a coûté la vie à Frère Jean Battista. Je vois qu'il y a pas mal de bénévoles qui sont ici pour aider à sauver les livres. Des jeunes surtout… Ah pour ça, je peux vous dire que la mobilisation est quasi générale, et ça nous met du baume au cœur. Et ceci, dès le premier soir. Une vielle femme qui habite à côté, nous a passé un fil par sa fenêtre, pour qu'on ne reste pas dans le noir, les voisins nous ont ramené à manger, parce qu'on n'avait plus de gaz, ni rien évidemment, et dès le 7 janvier, c'est-à-dire deux jours après le drame, des gens sont venus spontanément, nous proposer leur aide. Des jeunes étudiants, une avocate, des professeurs universitaires…, bref, ça n'a pas arrêté, et c'est très touchant. Tous les jours à peu près on reçoit une vingtaine de bénévoles, qui aiment les livres, et leur consacrent le temps qu'ils peuvent grignoter sur leurs emplois du temps, pour donner un coup de main, nettoyer la cendre avec un pinceau, sécher les livres mouillés avec un séchoir, ranger les livres, les étaler au soleil, les suspendre à une corde à linge avec des pincettes… Sans parler des coups de fil qu'on reçoit du monde entier. Des bibliothèques prestigieuses nous proposent leur aide, des spécialistes de la restauration des vieux livres aussi, que ce soit de France, des Etats- Unis, ou autres. Pour moi c'est une grande leçon d'amour. Je ne peux pas dire les choses autrement. Combien de livres avez-vous perdu dans l'incendie ? Autour de 17 000, sur les 34 000 que nous avons à IBLA. On va tenter d'en récupérer le maximum. Ce qui est solvable. Et d'ailleurs à ce propos, je tiens à préciser une chose : on a un peu dit un peu partout que les livres qui avaient brûlé appartenaient au patrimoine tunisien et palestinien. Ce n'est pas vrai parce que à IBLA, notre classement est par ordre d'arrivée. En fait ce sont des livres récents (1990-1991) tous genres confondus qu'on a perdus dans l'incendie. Par les flammes ou par l'eau. Je ne peux pas me tromper puisque ça fait 21 ans que j'ai en charge la bibliothèque. Et c'est moi qui suis allé en Palestine occupée, début 90, pour ramener le plus de livres possibles. Tout ce qui était publié là-bas, notamment à cette époque. Alors je peux vous dire qu'il ne s'agit pas des livres palestiniens. Ni des grandes cartes géographiques qui sont conservés précieusement là-haut. Maintenant, l'urgence c'est de sauver les autres. Il y a par ailleurs les livres qui ont brûlé par le dos, qui sont collés les uns aux autres, et qu'on ne peut pas toucher tout de suite pour ne pas les abîmer. Dans une seconde étape on va emmener les livres à l'Evêché à la rue d'Alger, où ils ont une très grande cave bien aménagée, en attendant de faire les travaux qu'il faut. Mais auparavant, il nous faudra de longs mois de travail, pour en sauver le maximum. Avec l'aide de tous les bénévoles que je ne remercierai jamais assez… Propos recueillis par Samia HARRAR