Critique littéraire, essayiste, romancier, longtemps professeur à Cambridge, Princeton et Genève, l'anglo-franco-américain, George Steiner refuse le titre d'intellectuel. Il préfère se définir comme un maître à lire. Les éditions Gallimard viennent de regrouper dans Lectures une trentaine des chroniques qu'il a adressées au magazine américain The New Yorker entre 1967 à 1997. On raconte qu'il avait fallu moins d'une minute à la nouvelle rédactrice en chef, Tina Brown, déjà très occupée à «couper les branches mortes» du magazine, pour congédier G. Steiner. Madame Brown depuis a quitté ses fonctions et repris ses activités de biographe de la princesse Diana et des époux Clinton. G. Steiner, a plus de 80 ans, continue quant à lui à animer de brillants séminaires et à batailler contre l'inculture moderne. Les Lectures tiennent du florilège. Elles condensent les réflexions de G. Steiner sur les arts et le besoin que nous en avons pour magnifier l'existence, quand celle-ci est souriante ou quand elle afflige. Steiner n'est pas un bâtisseur de systèmes : il glane les mots et les œuvres pour éclairer d'une lumière parfois violente la pensée des autres. Il passe d'un sujet à l'autre avec une espièglerie encyclopédique et le sens de la formule. Le texte d'ouverture du recueil donne le ton. C'est un modèle d'analyse du rôle et de l'enjeu représenté par Sir Anthony Blunt, historien d'art britannique grand connaisseur de Poussin et membre des «Cinq de Cambridge», ces étudiants raffinés qui ont trahi au profit de l'URSS. Pour Steiner, Blunt incarne «l'idée fixe chez un intellectuel», la «coexistence, en une même personnalité, du plus extrême souci de vérité et du plus extrême mensonge», avec ces «germes d'inhumanité plantés à la racine même du mérite supérieur». Dans le cas Céline, Steiner décèle un chat, un nouveau Rabelais et l'infréquentable Docteur Destouches : «Si la littérature sérieuse et les arts peuvent éduquer la sensibilité, exalter nos perceptions, raffiner nos discriminations morales, ils peuvent, par la même occasion, dépraver et déprécier notre imaginaire, les rendre bestiaux. Au fil de quelque quarante années de lectures, d'écriture et d'enseignement, je n'ai cessé de me heurter à cette énigme.» Ezra Pound et Martin Heidegger sont deux figures majeures de l'énigme, en raison de leur liaison avec le nazisme et parce qu'ils sont très probablement les deux grands maîtres de l'humanisme de notre temps. «Ils se sont exprimés avec plus d'autorité, plus d'énergie lyrique qu'aucun autre poète ou penseur du XXe siècle contre les dégâts écologiques, la vulgarisation du style personnel, la cupidité aveugle qui caractérise notre régime de consommation de masse». G. Steiner aborde les questions de la langue et du style des écrivains. Il moque le Malraux d'après 1945 : «Malraux sur l'art, la mort, l'esprit immortel de l'homme ou l'esthétique du pouvoir n'est que rhétorique». Il étrille Cioran mais retrouve Orwell, Bertrand Russell, Elias Canetti, Nabokov, Simone Weil, Koestler. La variété des sujets est vertigineuse : il y a encore l'histoire du vingtième siècle, la littérature russe, la musique de Webern, le structuralisme de Lévi-Strauss... Mais cette suite de textes brefs et vigoureux se rapporte à un sentiment de fin d'après-midi de l'humanisme, à l'inquiétude d'un crépuscule de la culture lettrée. Qui lira encore demain, et de quelle façon ? Steiner captive par la justesse de ses arguments et déroute par le pessimisme de ses vues. Sans faiblir, il proteste contre l'ignorance assumée d'une société qui ne juge plus de la valeur qu'en termes d'utilité et d'immédiateté. Contre la télévision et la Toile qui saturent l'existence, il revendique l'art de la solitude, le luxe du silence, le loisir de la réflexion. Le professeur d'humanités Steiner qui a commencé sa carrière en tant que journaliste pour The Economist a mesuré toute la distance entre les deux temps de la vie que séparaient les Romains. Le temps de l'existence, de la vie publique, des arts et des sciences, du soin de soi, qu'il appelaient otium. Et tout le reste, le temps de la subsistance, des efforts nécessaires pour vivre, du travail et du commerce, le negotium. * Gallimard (Arcades), 2010, 404 p.