J'étais au chevet de Feyza le jour où, hospitalisée après son accident de voiture sur la route d'Hammamet, elle vécut ses derniers instants entre les mains de Samir, son mari et mon meilleur ami. Elle eut le temps de faire quelques aveux terrifiants à cet homme qui pourtant ne lui a jamais rien caché. Et qui l'a aimée comme on n'aime plus de nos jours. Elle reconnut l'avoir trompé avec l'un de ses collègues français, avec un jeune voisin et deux fois seulement avec un cousin lointain. Samir, lui, semblait ne pas l'écouter. Il tremblait déjà à l'idée de la perdre à tout jamais. Il tentait de la faire taire, lui caressait ou essuyait le front. « Tu t'en sortiras, mon amour ! » C'était là la seule phrase qu'il pouvait bégayer, les yeux tout baignés de larmes, à l'adresse de la mourante. Je n'étais pas indifférent à la scène ; j'appréhendais cependant une révélation me concernant de la part de Feyza. J'avais eu en effet une brève liaison avec elle, mais des scrupules communs nous contraignirent à la rompre très tôt. Et puis, je n'étais sans doute pas l'amant idéal qu'elle cherchait. Les autres hommes qu'elle connut après le mariage ne la satisfaisaient pas non plus. Au terme d'une agonie plutôt douce, Feyza exhala son dernier soupir. L'épreuve fut indescriptible pour Samir qui en perdit connaissance plus d'une fois. Il se ressaisit tout de même à notre sortie de la chambre d'hôpital et pendant que sa famille effectuait les démarches pour récupérer la dépouille de la défunte, il me confia très calmement : « Tu sais, tout à l'heure, ta présence ne m'embarrassait nullement. J'ai comme le sentiment que tu devais être là. J'en tire même une fierté relativement à notre amitié : ce que d'autres auraient perçu comme une gênante indiscrétion, moi j'y puise une force supplémentaire pour les liens, déjà solides, qui nous unissent l'un à l'autre. Mais pour ne rien te cacher, je craignais qu'elle te cite parmi ses amants. Tu n'étais fort heureusement pas sur la liste. Rien n'empêchait Feyza, dans cet ultime moment de franchise, de te dénoncer ; je la connais ! Merci, Habib, de m'avoir épargné un tel affront. » Il m'embrassa chaleureusement après ces mots, versa de nouveau quelques larmes et observa par la suite un silence ostentatoirement serein. Peu de temps après, on nous informa que tout était prêt pour le transport du corps de Feyza. Je prétextai d'un besoin naturel pressant pour ne pas y prendre part et promit aux proches de Samir de les rejoindre aussitôt soulagé. En fait, une autre envie me démangeait : celle de me donner la mort, et tout de suite. J'étais au cinquième étage de l'hôpital et les fenêtres du couloir étaient grand ouvertes comme pour aiguillonner mon désir funeste. Je fis quelques pas en direction de la plus proche. J'attendis que l'endroit soit désert puis je sautai dans le vide. C'est Samir qui, le premier, accourut à mon chevet lorsqu'il entendit le cri épouvantable que j'émis dans mon sommeil. J'étais chez lui pour deux jours à l'occasion de l'anniversaire de son premier enfant, venu au monde après dix ans de mariage. Feyza nous rejoignit quelques minutes plus tard en robe de chambre. Les parents du couple, deux frères de Samir et trois femmes que je ne connaissais pas sautèrent de leurs lits et se précipitèrent dans la chambre. On réalisa très vite que je sortais d'un cauchemar. Ils sortirent un à un en commentant diversement l'incident. Quant à moi, je me retrouvai de nouveau seul après ce maudit songe qui me reprend tous les soirs depuis bientôt une décennie !