Enquête de Hajer AJROUDI - •Piste intégriste ? Un fou échappé de l'hôpital Razi ? Ou simplement un crime pour de l'argent ? - Un garage sombre, peu éclairé en plein milieu d'un jardin riche en plantations et inspirant la paix et la tranquillité. C'est le lieu du crime. La porte, en fer, teintée en vert olive, est fermée à clé, enquête oblige. D'une fenêtre grillagée, on pouvait voir en grimpant sur un banc juxtaposé au mur, une grosse tâche de sang couverte de sable. Une tâche de la taille d'un homme… Un prêtre, Marek Marius Rybinski, qu'on a assassiné la veille dans cet endroit isolé de l'école privée salesienne de la Manouba, qu'on a froidement égorgé, après l'avoir assommé de coups. Tout laisse croire qu'il fut égorgé sur place. En effet, aucune trace de sang en dehors de la grosse tâche au milieu de la pièce. Il n'y a pratiquement pas d'issue à ce garage sans devoir passer par les jardins, ou alors les terrains. Tous deux vagues espaces dont le passage de personne étrangère au local ne serait point passé inaperçu. Par contre une haute muraille donnait sur une somptueuse villa et au coin, un tout petit espace donnant sur une rue. C'est par là qu'il ou ils ont dû sauter la nuit tombée et rester sur place jusqu'au petit matin. Rappelons ici que père Marek était l'économe de l'école. En effet, il n'est pas dans les habitudes de père Marek de sortir le matin, selon père Mario, le directeur de l'école « père Marek prenait tous les jours le thé entre huit heures et huit heures et demie en attendant l'arrivée des élèves ». Or le meurtre a été commis avant-hier à sept heures du matin. Serait-ce alors au sein même de l'école qu'on a commis cet horrible assassinat ? Une « triste » première en Tunisie, selon la police. On a vite fait de dire que c'est un acte commis par des intégristes. Le corps, allongé les pieds orientés, en légère inclinaison, vers le Sud-Est et la précision de l'égorgement nous ramène à quelques têtes, visages couverts d'El Qaïda. Et on a vite fait de lier le meurtre à la manifestation qui a eu lieu vendredi dernier devant la grande synagogue de Tunis et elle qui a pris pour cible fermeture des maisons closes, l'une après l'autre, en Tunisie. Une parfaite logique semble-t-il menant à la théorie de l'intégrisme qui frappe dans notre pays. Mais même si des Islamistes existent chez nous, et même si ce sont des Islamistes qui ont crié leur haine envers les juifs tunisiens, existe-t-il des islamistes aussi bêtes pour manifester à visages couverts alors qu'ils préparaient de tuer un prêtre ? Après tout on ne décide pas de tuer, en Djihadiste, un prêtre du jour au lendemain, et surtout il fallait bien organiser le coup, connaître sa victime, et surtout connaître bien les lieux… Surtout que la porte du garage n'a pas été défoncée, plutôt, elle se ferme à clé. L'école n'est d'ailleurs pas gardée, elle est sans gardien. Une lettre survint L'assassinat de père Marek fut un véritable drame, une aberrante barbarie, mais l'histoire a-t-elle commencé un triste vendredi, 18 février ? Le directeur de l'école nous révèle une étonnante histoire survenue le dimanche 30 janvier. En effet, ce matin là, une lettre, transcrite en lettres majuscules séparées et sans ponctuations, fut retrouvée collée à la porte de l'école. Elle dit, et nous vous la transmettons avec les fautes qui y sont commises : (voir fac-similé) « Attention les juifs, on a mis des caméras et micros chez vous mettez tous ce que vous avez d argent dans un sac rouge et donnez la a un ouvrier de chez vous apied vert bardoo avant midi aucun coup de telephone si non ça sera la guerre entre nous et la mort vite ont vous regardes » en bas de la lettre une croix, la croix gammée, la Svastika, est dessinée… « Il se peut qu'il n'y ait aucun lien entre les deux » affirme père Mario. Et il est fort probable qu'il n'y en ait pas, mais la direction a bien alerté la police, en bravant la mise en garde de celui qui a écrit la lettre. Et la police leur a dit « prévenez-nous si cette « plaisanterie » recommence ». Rappelons la qualité d'économe du père Marek, peut-on toujours affirmer qu'il n'y ait pas de lien entre la lettre et le meurtre ? Et si jamais le meurtrier était bel et bien celui qui a rédigé la lettre, a-t-on jamais vu un Islamiste demander de l'argent, si ce n'est une rançon contre la libération d'un otage ? Il se peut que cela soit vrai, l'enquête le révélera… Le père Mario, de son côté, témoigne « La Tunisie est un pays de cohabitation et de tolérance religieuse, Tunis, la Goulette, Bab Khadhra, les Tunisiens partagent, mélangés dans la race et les religions le même immeuble. L'intégrisme n'a jamais existé en Tunisie. Cet assassinat peut avoir été commis par n'importe qui, même un fou. Si c'est un intégriste, ça ne peut être un Tunisien, plutôt un étranger, ou alors un Tunisien payé ou poussé par d'autres partis. Les parents des élèves affluent depuis hier pour exprimer leur compassion et leur solidarité. Cela fait quatre ans que père Marek vit en Tunisie, il a des amis et des attaches. Je rappelle que nous sommes des religieux, mais nous n'enseignons pas la religion chrétienne dans notre établissement, nous suivons à la lettre le programme de l'éducation nationale. » Surpris par le communiqué du ministère de l'Inétérieur ? Se sentait-il menacé ? Père Mario est catégorique, tranchant, il répond sans hésitation à la question « Non, je ne me sens nullement menacé ». Au passage, nous rencontrons une parente d'élève, yeux rougis et visage bouleversé. Mme Anne Hassani est une Belge qui vit depuis longtemps en Tunisie, nous lui demandons ce qu'elle en pense et elle nous répond « Je suis bouleversée, mais je suis également surprise par le communiqué du ministère de l'Intérieur se rapportant à l'affaire. Déduire ainsi que c'est un acte intégriste sans même avoir conclu l'enquête et dans un pays comme la Tunisie connue jusque là pour sa tolérance, c'est trop hâtif ! C'est un acte violent, mais il faut pousser très loin et non pas s'arrêter au « maquillage » d'un acte intégriste. Il faut se garder de décider si vite. ». Son mari, Montasser, venu également témoigner sa solidarité souligne ses propos et ajoute « j'espère que ce n'est pas un acte terroriste »… En face de l'école, nous nous sommes adressés à un menuisier, Hassan Mohsni, 30 ans, nous affirma que le quartier était un endroit très calme où il n'y a point de problème. Il ajoute que père Mario était quelqu'un d'apprécié et nous assure n'avoir jamais remarqué de « têtes barbues dans le quartier », le serveur du café nous confirme également qu'il n'a jamais eu à traiter avec des Islamistes ou même qu'il les ait croisé. Pareille réponse chez l'unité de l'armée qui siège depuis presque un mois à côté de la grande mosquée : il n'y a point d'Islamistes qui fréquentent la mosquée de la Manouba et il n'y a jamais eu de problème dans le quartier. Pour vérifier la théorie du fou « évadé » de l'hôpital du Razi qui aurait pu tuer le prêtre, nous avons contacté Saïda Douki Dedieu, psychiatre de renom, professeur émérite, et ayant longtemps travaillé au Razi, elle nous répond : « Figurez-vous que j'étais certaine qu'on allait chercher à incriminer un "fou" s'échappant de l'asile voisin. C'est une hypothèse tellement facile. Mais, évidemment, je la conteste absolument pour mille et une raisons. D'abord, il y a moins de gens dangereux à l'hôpital psychiatrique que dans la rue. Deuxièmement, les très rares malades dangereux sont parfaitement identifiés et surveillés et généralement s'en prennent à leurs proches dans leur entourage. Ce supposé fou évadé de l'asile aurait donc dû connaître le prêtre (et comment), une enquête simple pourrait le révéler et ça m'étonnerait. Car il n'y a jamais eu d'attaque comme vous dites de cette gerbe ou d'un autre. Les "fous" ont une logique que les gens dits normaux croient connaître d'après les feuilletons égyptiens, mais ils se trompent totalement. Je mets ma main au feu qu'il ne s'agit pas d'un malade mental à moins qu'il n'ait été manipulé par un "sain" et non "saint" car je ne peux croire qu'un tunisien musulman ait pu ôter la vie à un être humain fût-il chrétien. » ---------------------------- Réactions Déclaration du Monseigneur Maroun Elias Lahham, archevêque de Tunis à la Radio Vatican : « Priez pour nous dans ce moment difficile » Interviewé par Radio Vatican notamment sur, la réaction du gouvernement tunisien ainsi que les pistes privilégiées dont celle des extrémistes terroristes ou de manipulations des caciques du RCD, l'archevêque de Tunis a répondu qu'il « ne peut pas s'exprimer là-dessus et qu'il appartient à la police de donner le résultat de l'autopsie ». Il a préféré « ne faire aucun commentaire tant qu'il n'y a pas de résultat officiel ». Pour ce qui est de l'appel lancé par le gouvernement tunisien à tous les hommes de religion à agir avec détermination pour éviter que de tels actes se reproduisent et par rapport à leur réactions directes, Monseigneur Maroun Elias Lahham a précisé qu'il a eu « beaucoup d'appels d'amis musulmans ». Il a parlé aussi du mouvement des jeunes tunisiens qui a eu lieu devant la cathédrale samedi matin, où ils ont observé « une minute de silence en signe de protestation contre cet acte de fanatisme », déclare-t-il. Quant aux inquiétudes de la communauté chrétienne en Tunisie et si elle se sentait menacée, l'archevêque a répondu qu'elle « ne se sent pas menacée et qu'elle ne veut pas paniquer ». « On attend de savoir ce qui est arrivé. Evidemment on est plus prudent dans nos mouvements. Mais il ne faut pas penser que tout le monde a perdu la tête. Priez pour nous dans ce moment difficile », déclare-t-il. S.F ----------------------- Mokhtar Trifi, le Président de la Ligue tunisienne des droits de l'Homme : « Nous condamnons ces actes odieux » « Nous condamnons ces actes odieux avec la plus grande rigueur. Ce crime est une atteinte à nos valeurs de tolérance. On demande à ce qu'une enquête soit engagée pour voir qui est derrière cet acte et celui commis devant la synagogue, il y a des jours. Qui sont les auteurs de ces actes, que sont leurs mobiles ? Aucun relâchement ne doit être observé. J'ai contacté l'ambassadeur de Pologne pour lui présenter mes condoléances et pour lui exprimer notre sympathie avec la famille du défunt, en lui expliquant que ces actes sont totalement étrangers à nos valeurs de Tunisiens. » M.B.G. ----------------------- Hamma Hammami, Porte-parole du Parti communiste des ouvriers tunisiens (PCOT) : « le gouvernement de transition en assume la responsabilité … » « Quelques soient les parties qui sont derrière cet acte, on ne peut que le qualifier de crime contre l'humanité. Les Islamistes ne peuvent pas être les auteurs d'un tel acte encore moins, les partisans d'Ennahdha. C'est strictement impossible. C'est un acte à travers lequel on veut fausser l'image de la Révolution. Les forces démocratiques du pays doivent se redresser contre de tels dérapages. Le gouvernement de transition qui n'a pas consacré les valeurs de la Révolution pour instaurer la sécurité, en assume la responsabilité. Ce dernier travaille sur un agenda autre que celui de la Révolution. » M.B.G. ----------------------- Ajmi Ourimi, membre du Bureau exécutif, du Mouvement Ennahdha : « C'est un crime commis à l'encontre d'un homme du livre » « Le mouvement Ennahdha a déjà condamné, dans un communiqué, ce crime crapuleux commis à l'encontre d'un homme du livre. Toutes les minorités religieuses sont les bienvenues. Nous sommes pour la liberté de Culte. Chacun a le droit de choisir sa religion et de vivre en paix dans la région qu'il souhaite. Il faut ouvrir une enquête dans l'immédiat pour connaître les vrais auteurs de ce crime. » M.B.G. ----------------------- Iqbal Gharbi, professeur à l'Université de la Zitouna : Les droits des minorités religieuses et ethniques doivent être respectés. « Nous avons, nous les professeurs à l'Université de la Zitouna, élaboré un texte pour dénoncer l'assassinat du prêtre polonais. Les principes et les valeurs de l'Islam sont contre l'assassinat des personnes innocentes. Par ailleurs, les droits des minorités religieuses et ethniques doivent être respectés. Nous faisons confiance à la justice pour dissiper toutes les ambiguïtés derrière cet acte ».