De notre correspondant permanent à Paris : Khalil KHALSI - L'un des plus grands auteurs anglais contemporains, invité d'honneur du 31e Salon du Livre de Paris, s'est livré à son lectorat pour dévoiler un peu des clefs qu'il utilise pour construire une œuvre de plus en plus aboutie et reconnue par le monde entier. Le roman le plus célèbre d'Ian McEwan est sûrement « Expiation » (« Atonement », 2001, traduit chez Gallimard en 2003), qui a fait l'objet d'une adaptation cinématographique réussie par Joe Wright et avec Keira Knightley et James McAvoy (le titre de la version française du film est « Reviens-moi »). Un long-métrage d'une grande sensibilité, traité avec beaucoup de finesse et une esthétique irréprochable, que l'on dirait presque fidèle à la phraséologie d'McEwan, laquelle donne l'impression que chaque mot est à sa place dans ce grand roman qui, d'ailleurs, semble correspondre à une tradition littéraire britannique bien ancrée chez l'auteur. « Pour moi, avoir un héritage littéraire est quelque chose d'extrêmement important, confie Ian McEwan, et tout naturellement j'hérite de la tradition britannique, puisque j'ai beaucoup lu avant de me lancer dans l'écriture. On est lecteur avant d'être écrivain, et ceci est essentiel surtout pour les jeunes auteurs, car, paradoxalement, je pense qu'un jeune écrivain qui ne lit pas est peu susceptible d'échapper à la tradition littéraire, car il n'écrit que ce qui est dans l'air du temps… Pour ma part, j'ignore où me placer dans cette tradition, ce serait plutôt aux autres de le faire. » Sûrement qu'il reste encore beaucoup du jeune écrivain Ian McEwan, de ses écrits du début de la vingtaine, dans les romans de la grande figure littéraire qu'il est devenu, même s'il pense que ses textes d'aujourd'hui n'ont plus rien à voir avec « l'adolescent conventionnel » qu'il était et qui n'avait « commis aucun grand crime de l'adolescence ». « Je suis toujours très étonné par mes deux premiers romans, très étranges, violents, remplis de personnages psychotiques, dont j'ignore d'où ils sont sortis…, révèle-t-il. Je ne sais pas comment me relire. Au début, je pense que je me suis mis à commettre les grands crimes de l'adolescence sur les pages, dans une sorte d'explosion… Je suis un des auteurs dont les romans meurent une fois qu'ils ont été écrits. Aujourd'hui, les romans doivent s'expliquer eux-mêmes, constamment. Et ce qui est bien, là, c'est que vous laissez tout derrière vous et vous concentrez sur ce que vous devez écrire ; c'est une sorte de meurtre, vous tuez votre ancien moi pour laisser naître un nouveau moi… » Le présent face au passé Si les auteurs britanniques d'aujourd'hui peuvent se sentir paralysés par tout ce poids traditionnel qu'ils ont hérité – et ceci n'est qu'un exemple, puisqu'il en est de même pour les auteurs français qui font face à des siècles de littérature grâce auxquels, naguère, la ville Lumières a rayonné sur le monde entier –, l'enjeu est d'autant plus difficile que c'est plus tentant d'imiter ce qui s'écrivait au XIXe siècle alors que c'est inimitable. Ian McEwan pense que James Joyce a laissé les auteurs britanniques suivants dans une « incroyable impasse ». Cependant, l'auteur de « Solaire » (son dernier ouvrage) a trouvé le moyen d'échapper à ce carcan en faisant attention à la forme de ses romans autant qu'à leur écriture : roman satirique pour ce dernier, style lapidaire pour « Sur la plage de Chesil », « Expiation » est un grand roman, etc. L'auteur explique : « C'est important pour moi de changer de forme. L'écriture d'un roman correspond à une portion de vie ; j'écris chaque nouveau roman comme si c'était le premier… Je mets beaucoup de temps entre les romans, car je vis, je lis, je voyage, et puis je commence comme si j'étais une nouvelle personne, motivée de nouvelles perspectives. Par exemple, le roman que j'écris actuellement se passe dans les années 70, mais avec tout ce qui se passe dans le monde, cette nouvelle guerre au Moyen-Orient (sic.), je me demande si j'ai bien fait, parce que ça m'intéresserait de parler du présent… » La question du contexte est très importante pour l'auteur de « Samedi ». Ses personnages vivent dans les années 20, dans les années 30, dans les années 90, et, finalement, le lecteur atterrit dans le présent. « On peut s'identifier quelque part dans le passé, dit-il à ce propos, mais je ne peux pas m'y limiter. J'aime bien parler du passé pour finir dans le présent, c'est une façon pour moi de me salir les mains. » Ainsi, parler de l'actuel, de ce qui est toujours en cours, des maux des temps modernes comme héritage du passé, de l'Histoire, est pour Ian McEwan un moyen d'avoir un juste-milieu entre son engagement en tant qu'auteur du présent et les attentes des lecteurs, surtout anglais, qui perçoivent toujours moins positivement les livres situés dans le présent parce que, tout simplement, ce genre de fiction les oppose à leur propre réalité. « Il y a un enjeu quand on ne parle pas du passé. Il doit y avoir une certaine vigueur dans l'écriture, dans le traitement du sujet quand on s'intéresse au présent. ‘‘Solaire'' a été plutôt bien accepté partout, sauf aux Etats-Unis où il a été unanimement détesté. Et pour cause, je m'y intéresse à la question du changement climatique qui, même s'il est traité avec l'ironie britannique qu'il est difficile de transposer aux USA, continue de déprimer les gens qui travaillent dans le milieu, surtout depuis la déception de Copenhague… » Par rapport à cela, Ian McEwan est interrogé sur son statut de grand écrivain censé influer sur les grands dirigeants de ce monde, ce que l'auteur, sûrement avec modestie mais aussi beaucoup de réalisme, nie parce que ce serait tout simplement un leurre de penser qu'Obama puisse tirer des leçons de la trahison de la jeune Briony dans « Expiation », ou que Sarkozy s'identifie au héros masculin dans « Sur la plage de Chesil » qui a du mal à consommer son mariage… McEwan argumente : « Auden disait que la poésie ne peut rien créer (‘‘Poetry makes nothing happen'')… Aujourd'hui [dimanche 20 mars 2011, ndlr], j'ai lu dans les journaux que des avions britanniques arrivaient aux côtes libyennes, et le journaliste disait que cela s'était fait grâce à Bernard-Henry Lévi, et non pas à Sarkozy. Alors peut-être que la philosophie y peut quelque chose, mais peut-être pas la littérature, ironise McEwan. Les romanciers ne doivent pas se faire d'illusions, leurs œuvres ne peuvent rien changer. La fiction doit refléter une réalité plutôt que vouloir la modifier. Les hommes politiques, globalement, ne lisent jamais, et c'est tant mieux. » Mais la question du lecteur sous-tendait quelque chose d'encore plus important, plus grave, peut-être difficile à aborder dans le contexte du Salon du Livre : celui de l'accusation qu'Ian McEwan avait faite, lors de sa réception du Prix Jérusalem 2011, concernant les violences commises par l'Etat d'Israël dans les territoires palestiniens occupés. Cette déclaration est d'autant plus importante que, aujourd'hui, Israël renoue avec ses pulsions primaires, et qu'Ian McEwan, quelques années plus tôt, avec d'autres écrivains britanniques tels que Martin Amis, avaient publié des textes horriblement islamophobes… Une contradiction sur lequel il aurait été intéressant d'interroger ce grand nom de la littérature mondiale. Au lieu de quoi, Nathalie Crom (journaliste à « Télérama ») a préféré lui poser les mêmes deux ou trois questions formulées sur une dizaine de variations – qui, certes, ont permis à McEwan de donner des réponses très intéressantes sur ce secret d'être écrivain, mais qui dénotaient d'une méconnaissance flagrante de l'œuvre de l'auteur et de ses engagements, et surtout de cette enseigne du consensus affligeant à laquelle se logent la plupart des journalistes occidentaux d'aujourd'hui.