Créées en 1978 par Mohamed Salah Bettaieb, ALIF, les Editions de la Méditerranée ont été toujours fidèles à leur vocation éditoriale définie par leur fondateur dès la création de la maison d'édition ; ouvrir à un large public l'état des connaissances sur le patrimoine méditerranéen passé, présent et futur. Elles ont choisi de mettre en valeur ce concept de patrimoine méditerranéen à travers l'édition de livres mais aussi à travers d'autres supports de qualité comme la carte postale, le poster, les jeux, les dessins animés, les expositions et les conférences… De 1978, jusqu'à 2011, les choses n'ont pas été toujours faciles puisque les Mohamed Salah Bettaieb (père et fils) ont dû connaître beaucoup de difficultés dues aux pressions exercées par l'ancien régime pour avoir refusé son diktat… Aujourd'hui, la Tunisie vit une nouvelle ère, des moments historiques et de nouvelles perspectives pointent à l'horizon. A cette occasion, les éditions Alif ont édité, (à partir de ce vendredi 15 avril), « Dégage , la révolution tunisienne », un livre pour témoigner de cette révolution et qui se résume en ces propos : « nous avions oublié le goût de la liberté, nous avions oublié que la dignité est essentielle à l'homme. Pour elles, les Tunisiens se sont battus et sont morts… ! », expliquent les auteurs. Entretien avec Mohamed Salah Bettaieb en présence de son fils Mohamed Salah. Le Temps : êtes vous enfin libre de témoigner, libre d'éditer après la révolution tunisienne ? Mohamed Salah Bettaieb : je trouve tout d'abord formidable ce qu'a fait à l'échelle individuelle, un groupe d'enseignants au Kram. Des voitures brûlées de la révolution aux installations artistiques, il n'y avait qu'un pas. On a eu l'idée de faire peindre des voitures calcinées par des artistes peintres, sculpteurs, céramistes, performers, vidéastes, photographes…La vocation de cet événement était aussi de soutenir la révolution de la jeunesse pour la liberté et la dignité, d'une façon colorée, joyeuse et positive pendant cette phase de reconstruction du pays. A l'échelle officielle, nous sortons, il est vrai, de quelques décennies de mépris total pour la culture et on pensait qu'une révolution allait changer les donnes en essayant d' y remédier…Mais franchement, nous n'avons pas l'impression qu'il y a aujourd'hui un ministère de la Culture tellement on ne voit rien venir! La culture à notre avis, devra être un moteur extraordinaire de changement. Seulement, elle est restée à la traîne ; aucun parti politique n'a, semble-t-il, présenté son programme culturel. Nous avons un problème majeur ; la culture peut et doit présenter un élément essentiel de formation des citoyens , or, rien ne se passe dans ce domaine. Il faut dire par ailleurs, que c'est extraordinaire ce qui a été réalisé avec la révolution du 14 janvier, grâce aux jeunes avant tout, car on ne rêvait pas d'une issue pareille et personne n'imaginait que Ben Ali allait s'enfuir avec cette rapidité. Or, ce n'est pas normal que ceux qui sont actuellement à la tête du pouvoir occultent ces jeunes pour confier les postes de décision entre les mains de responsables qui ont soixante ans et plus ! *Quels sont les problèmes que vous avez rencontrés durant la dictature de l'ancien régime et comment y avez-vous fait face dans un pays où la culture et surtout l'édition, ont eu toujours du mal à se relever ? •J'ai été forcé au début des années quatre- vingt- dix, d'arrêter de faire de l'édition, durant huit années, dans la mesure où aucun titre n'avait paru au cours de cette période. Entre temps, j'ai travaillé avec ma femme Viviane sur une série de dessins animés pour le compte de la chaîne France 2 et cela, après avoir refusé la sollicitation de l'ATCE (Agence Tunisienne de Communication Extérieure) qui voulait nous confier l'édition de « livres mercenaires » pour la promotion de Ben Ali. Nous avions passé cette période de désert éditorial, entre Tunis, Paris, Angoulême et réalisé plus de 33 heures de dessins animés « Princesse Shahrazade», tout en continuant à travailler à l'impression. Nous avons eu évidemment beaucoup de problèmes financiers, ce qui nous a obligés à fermer la librairie de la rue de Hollande et de survivre ou « sous- vivre »…je ne sais comment vous l'expliquer ! Au début des années 2000, on s'est limités à éditer des livres d'histoire et de patrimoine pour ne pas toucher d'autres sujets sensibles, jusqu'au jour on a voulu faire un livre sur les cinquante ans d'indépendance, donc, sur Bourguiba, avec la collaboration d'un collectif d'auteurs tunisiens. alors que tout a été prêt. Un travail colossal qui nous a pris une partie de notre vie, de notre temps et de nos moyens qu'on a fini par garder dans les casiers. Mais, puisque les cinquante ans d'indépendance sont déjà passés, nous trouverons certainement le moment opportun pour sortir l'ouvrage de l'ombre. Ajoutons à tout cela, le redressement fiscal qu'on nous a infligé ; on nous a sommés de payer l'équivalent de trois fois notre chiffre d'affaires. *Qu'en est-il de l'année nationale du livre surtout que l'actualité du pays a changé le cours des événements ? -L'année dernière, le ministère de la culture a décrété l'année 2011, année du livre, donc comme nous sommes des gens naïfs et optimistes béats, nous y avons cru et on a passé toute l'année 2010, à préparer un programme de travail. Nous avons fait nos contacts, investi beaucoup de temps et d'argent pour mettre à terme les titres sur lesquels on s'était mis d'accord dont un beau livre par région, du Nord au sud de la Tunisie qu'on a sillonné pour les reportages photos mais la révolution du 14 janvier nous a rattrapés. Les Bibliothèques en Tunisie ne cherchent pas quant à elles, à s'approvisionner en livres auprès des éditeurs tunisiens sauf en cas de copinage. Parfois, la direction du livre achète quelques titres tunisiens en quantité dérisoire et ça serait extrêmement révélateur de savoir à qui on achetait ces livres durant toutes ces années et à quelle quantité ? Cela reste, bien sûr, du domaine du top secret au ministère de la Culture ! *Qu'annonceriez-vous à l'occasion de la nouvelle ère post- révolutionnaire ? -Nous avons un livre à paraître ce 15 avril « Dégage , la révolution tunisienne », qui regroupe plus d'une centaine de témoignages et plus de 500 photos car nous gardons toujours en esprit le sacrifice des Tunisiens et veillerons à conserver jalousement notre statut d'hommes et de femmes libres et égaux. En réalité, nous avons décidé de le faire le 20 janvier dernier ; j'ai téléphoné à un ami éditeur en France, Du Layeur, qui m'a donné son accord pour une co- édition de l'ouvrage. Et en le réalisant, nous avons fait l'un des plus beaux métiers du monde , celui de l'éditeur. Depuis plus de vingt-trois ans, nous n'avions pas fait un livre sans peu ou prou de censure. Aujourd'hui « Dégage… » n'a subi de censure que celle de nos choix et de nos responsabilités citoyennes ; nous avons rencontré, échangé.. avec tous ceux qui ont accepté de nous rejoindre Ce livre témoignage a été conçu en Tunisie par des Tunisiens et des Tunisiennes, au moment où ils étaient mobilisés par la révolution en marche, et pris dans un vécu quotidien non exempt de violence. L'appel à témoigner a été lancé le 28 janvier et les témoignages ont été recueillis jusqu'au 28 février, soit par une remise d'un texte écrit, soit par un entretien avec les éditeurs. L'ensemble des témoignages représente les différentes composantes de la société tunisienne : citoyens et citoyennes, journalistes, avocats et juristes, artistes et intellectuels, hommes d'affaires et hommes politiques et est représentatif des différentes régions de la Tunisie. Le témoignage était libre ou orienté vers trois questions, à savoir : comment avez- vous vécu vingt-trois ans sous Ben Ali ? Comment avez-vous vécu les Vingt-neuf jours de la Révolution ? Comment voyez-vous l'avenir ? Le livre de 240 pages grand format, commence par une chronologie des événements, du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, chronologie détaillée en Tunisie et dans le monde. Il y a aussi une présentation des différents médias, pendant 25 ans en Tunisie et celle des familles qui gravitaient autour des Ben Ali et des Trabelsi ; des témoignages de Tunisiens qui ont été torturés sous le régime de l'ex dictateur…Ont participé à ce travail des auteurs comme : Viviane Bettaieb, Sofiène Ben Farhat, Sadok Abdelhak, Abdelarziz Daoulatli, Abdelhamid Karem…etc... Radio France Info nous a rejoints dans cette opération et elle organise le 23 avril, le lancement du livre à Paris en donnant le micro à des personnalités tunisiennes vivant en France dont : Khemais Chammari, Kamel Jendoubi, Souhir Belhassen…pour ne citer que ceux-ci. *Pensez-vous déjà à d'autres projets puisque comme vous l'avez dit, vous avez été rattrapés par la Révolution? -Tout dépend en fait de celui que nous venons de présenter ! Il faut dire, nous avons une collection politico-pédagogique adressée aux jeunes pour les sensibiliser à la politique. Il y a aussi d'autres sujets traitant de l'histoire contemporaines de la Tunisie ; un autre regard en quelque sorte, des livres sans a priori dont le premier d'une collection sortira au mois de mai prochain. Une œuvre de témoignages d'un jeune tunisien qui était, du temps des Ben Ali, exilé durant dix-sept ans en Hollande. Nous serons par ailleurs présents au Salon du Livre de Tunis qui aura lieu au mois de novembre 2011. Propos recueillis par Sayda BEN ZINEB