Il y a encore quelques mois, la vie en Tunisie était monotone, souvent étouffante, outre le travail, la famille, les sorties, les Tunisiens n'avaient aucune autre activité, ne jouaient aucun rôle politique, ne participaient en rien à l'évolution des choses, bref étaient des « résidents permanents et non pas des citoyens à part entière ». Seulement, ils savaient à peu près ce qu'ils allaient faire tout au long du mois, voire l'année pour certains, jouissaient de la sécurité et voyaient clair dans un ordre des choses bien établi. Aujourd'hui, le Tunisien peut sortir dans la rue y passer des jours et des nuits pour clamer son mécontentement envers la nomination de tel ou tel dans le gouvernement, peut appeler en direct la radio ou participer à une émission de télé et donner son avis (…) constituant ainsi une force dans le puzzle politique. Aujourd'hui le Tunisien s'exprime, participe, jouit totalement de sa place de citoyen et … renaît de ses cendres comme le phénix ! Néanmoins rien n'est plus clair ni précis dans le tableau qu'il a pour la première fois le droit d'y mettre son pinceau. Il y perd également sa sécurité et « tout ce dont il était sûr » il y a quelques temps. Que ressent le Tunisien aujourd'hui ? Que peut être l'impact des évènements sur sa santé mentale ? Comment se présente notre société et quelle pourrait être son évolution ? Afin de répondre à ces questions nous avons contacté Dr. Mohamed Ammar, psychologue et Dr. Mourad Rouissi sociologue et psycho-sociologue. Hajer AJROUDI
Mohamed Ammar, psychologue : “C'est le chaos dans le pays qui engendre «un chaos dans les têtes»” Il existe aujourd'hui du désordre, mais au fur et à mesure, cela va s'améliorer. Nous remarquons qu'il y a un peu d'égoïsme qui se fait sentir mais la maturité de la société viendra tout au long de l'apprentissage de la démocratie et de la citoyenneté qui s'apprennent. Nous sommes encore en phase d'immaturité, que ce soit sur le plan des médias, du journalisme, de l'économie… Mais je suis optimiste. Il existe également une partie du peuple qui est raciste, renfermée, peut-être agressive, mais en face d'elle il y a aussi une partie qui ne l'est pas, c'est alors le rôle des médias et de l'éducation – qui nécessite une réforme plus progressiste – pour que la société tunisienne évolue vers l'ouverture et devient une société plurielle. Cela ne se fera pas en un an ou deux, évidemment. Sur ce plan, la télé qui a un grand rôle à jouer, n'a pas encore été structurée vers le mieux. Nous vivons également une remise en question en tout, en termes d'autorité, mais également de valeur. Ainsi, le gouvernement est fortement critiqué, à cause de cette remise en question, mais aussi car les langues « se délient». Les jeunes quant à eux remettent en cause l'autorité parentale et celle de l'école. Ils se sentent perdus, leurs valeurs et leur avenir sont flous. Il en résulte une forme d'effritement de la famille tunisienne. Le nouveau modèle de la famille se déterminera selon le modèle social qui se présentera. Nous remarquons que les évènements actuels engendrent une augmentation des cas de dépression, prouvés par l'augmentation des suicides. C'est le chaos dans le pays qui engendre « un chaos dans les têtes ». La société tunisienne dépassera cela et deviendra créative et positive une fois la sécurité revenue.
Dr. Mourad Rouissi, sociologue, psycho-sociologue : La querelle entre Farhat Rajhi et Béji Caïd Essebsi a également aggravé le sentiment d'insécurité chez les Tunisiens Nous sommes dans une période de transition, le phénomène révolutionnaire ouvre la porte aux terroristes et extrémistes et leur permet de s'infiltrer. Ils ont l'occasion de commettre leurs actes et de passer leurs messages vu que la sécurité est fragile. Nous n'avons pas de gouvernement légitime non plus, cela engendre une crise de confiance avec le gouvernement qui n'a pas assez de représentativité pour mériter cette confiance. Il y a aussi le facteur historique, 23 ans de dictature, rendent difficile que le citoyen accorde sa confiance au gouvernement ni au politicien. Il existe un rapport de force ambigu. Les RCDistes qui ont perdu leurs places et les nouveaux partis émergents se livrent aussi à ces rapports et les causent tout autant. Néanmoins, je reste optimiste, on ne peut pas résoudre tous les problèmes en une semaine ou un an. Des réformes s'imposent alors, sur le court terme, au niveau du gouvernement, il nous faut des instances légitimes. Rappelons que Foued M'bazâa, le président du parlement et de la république par intérim est également membre d'un parti dissolu (le RCD). Béji Caïd Essebsi marque quant à lui un retour au bourguisme qui est inutile. Il se comporte comme un individu appartenant à l'élite de Bourguiba, c'est comme s'il n'y a pas eu de révolution en Tunisie et comme si, dans notre pays il n'y a eu que Ben Ali et Bourguiba. Nous devons au contraire éviter de personnaliser le gouvernement et la recherche d'un leader charismatique qui va mener la Tunisie sur les rails. Nous devons chercher tout simplement un président démocrate. La querelle entre Farhat Rajhi et Béji Caïd Essebsi a également aggravé le sentiment d'insécurité chez les Tunisiens, rien n'est plus clair pour eux. Ajoutons à cela un discours contradictoire, la notion du gouvernement de l'ombre et la possibilité d'intervention d'un régime militaire. Le Tunisien se pose la question « au juste qui gouverne ? » et se sent « marginalisé ». Nous avons aussi une révolution non achevée chez notre voisin libyen provoquant une situation alarmante dans le sud. Nous perdons un peu le contrôle sur nos frontières et dans le passé, les citoyens vivant dans les villes frontalières collaboraient avec les militaires dans la surveillance des frontières. Or à cause de la rupture de confiance, nous observons une régression de la collaboration… Sur les moyen et long termes, il faut des réformes dans l'éducation et la culture. Changer une mentalité exige du temps.