On déplore partout ces derniers temps le peu d'engouement pour l'inscription aux élections de la Constituante. A peine quelques centaines de milliers ont déjà inscrit leurs noms sur les listes électorales. A l'ISIE, l'instance chargée de préparer et de superviser les élections d'octobre prochain, on s'en alarme sans pour autant dramatiser. Pour les collaborateurs de Kamel Jendoubi, il faudra multiplier encore les campagnes de sensibilisation auprès des citoyens afin qu'ils éprouvent la nécessité de participer au vote et de contribuer à la réussite du processus démocratique nouvellement enclenché en Tunisie. Hélas, même ces campagnes font l'objet d'indifférence de la part de certains et de raillerie de la part de bien d'autres : depuis plus de quinze jours maintenant, les sarcasmes prolifèrent à propos des slogans choisis par l'ISIE pour inciter les gens à s'inscrire : par exemple, une contrepèterie récurrente circule qui joue malicieusement sur l'homophonie entre « quayyedt ? » (« T'es-tu inscrit ? ») et « quayyelt » (« As-tu fait ta sieste ? »). Un autre jeu de mots plus méchant encore rapproche « Qayyedt » de « qawouedt » : en arabe littéraire et en Tunisien, cette dernière expression signifie selon les cas: « As-tu flagorné ? » ou bien « As-tu accompli ton rôle de mouchard ? ». En arriver à se moquer ainsi d'une campagne de sensibilisation à un vote grave et responsable dénote une légèreté qui mérite d'être sérieusement étudiée par les sociologues et les psychologues et pas seulement par les politiques et les politologues.
Qui est de « bonne foi » ?
Nous croyons pour notre part, qu'aujourd'hui encore, le syndrome des élections truquées qui a sévi dans notre pays durant une cinquantaine d'années, continue d'agir sur une majorité de Tunisiens. Nous fréquentons quotidiennement des espaces publics multiples et constatons que même parmi les personnes politisées, on ne prend pas très au sérieux les élections du 23 octobre 2011. Nous en avons rencontré qui doutent encore de la tenue de ces élections à la date prévue, même après la promesse catégorique faite par Béji Caïd Essebsi (dans son point de presse du 19 juillet dernier) de respecter ce délai. D'autre part, nous avons le sentiment que les multiples « déviances » (provoquées ou pas) que la Révolution a subies en six mois, ont fait qu'une partie des futurs électeurs craignent que leurs idéaux soient immolés au profit d'intérêts politiques et personnels mesquins. Le nombre extravagant, par rapport à une démocratie naissante, de nouveaux partis dont on ignore quasiment tout et sur lesquels pèse une lourde suspicion, n'est pas pour rassurer la masse populaire encore indécise. A propos d'indécision, les discours des différents intervenants politiques se rejoignent à tel point et se font tellement écho les uns aux autres, que les gens les moins informés sur le passif de chaque formation peinent à choisir leur camp. D'autres voient dans ce curieux accord des langages partisans un indice fiable sur les intentions démagogiques de ceux qui les énoncent. En bref, peu de citoyens sont rassurés sur « la bonne foi » de nos candidats à l'Assemblée constituante. Ces derniers ont beau promettre la lune à la population, celle-ci reste foncièrement méfiante. 50 ans d'élections truquées, ça laisse des traces ! Surtout que côté slogans, les candidats à la relève de Ben Ali ne diffèrent pas trop de lui ni de ses sbires qui firent miroiter devant les Tunisiens les rêves les plus fallacieux de démocratie, d'égalité et de progrès. Le désenchantement fait son effet, aujourd'hui, sur les foules longtemps grugées. A quoi bon tout ce manège, vous disent-elles, si c'est pour revenir à la dictature sous un autre nom !
Les yeux ouverts
On craint de faire les frais d'une quelconque manœuvre ourdie par d'habiles comploteurs de gauche, de droite ou du centre ! En vérité, le Tunisien n'est pas naïf ! Il est aujourd'hui très méfiant et ne se laisse pas prendre facilement au jeu des (apprentis) politiques. Il nargue aussi bien ses ministres que les dirigeants des partis. Et même sa Révolution bénite et glorieuse (« al moubaraka », « el majida »), il y croit de moins en moins depuis que les vendus de tous bords se sont mis à la célébrer ! Dans le même ordre de méfiance, on commence à croire que la désaffection que connaît l'inscription au vote cache « un coup » de la part de ceux qui, meurtris par le report des élections, tiennent à prendre leur revanche sur Béji Caïd Essebsi et ceux qui ont approuvé le remplacement de juillet par octobre. Il doit y avoir des gens que la tenue de ces élections n'arrange guère : l'homme de la rue en a une vague idée mais quelque chose lui susurre au fond de lui que des mains sales aux bras longs s'efforcent de mener le jeu à leur guise et selon les désirs de leurs « cerveaux » ! Il redoute par ailleurs l'ingérence des grandes puissances dans « sa » révolution et dans « ses » élections. A-t-il les moyens de s'y opposer ou d'y faire échec ? Dans l'absolu, il en est capable. Dans les faits, cela reste à démontrer !
Votes promotionnels
Nous voudrions enfin revenir sur un détail apparemment insignifiant : sous Ben Ali, la dévalorisation du vote et de l'élection démocratique passait entre autres par les spots publicitaires et les émissions télévisées et radiophoniques à grand succès. Nous nous rappelons les fameux votes « démocratiques » de Star Academy et de Super Star qui autorisaient tous les trucages possibles. Voilà le type de vote auquel on a habitué la population : un vote par coup de fil ou par SMS pour choisir « une star » montée de toutes pièces, pour remplir les poches des « profiteurs et pour ruiner la valeur d'un acte hautement symbolique, à savoir l'élection démocratique, la démocratie tout court en fait ! Que peut-on attendre d'une population à laquelle on a appris à s'amuser avec les choses sérieuses, qu'on a fait participer à des « élections » bidon dont elle sort toujours perdante et encore plus conne ! Aujourd'hui, ces gens semblent s'être réveillés de leur torpeur. Des élections « propres », ils n'y croient plus ! Pour les convaincre du contraire, il faudrait peut-être les motiver autrement qu'avec des slogans minables ! A l'ISIE, ira-t-on jusqu'à récompenser les inscrits : un portable à celui-ci, un téléviseur écran plat à celui-là, un ordinateur au troisième, un DVD au millième, un MP3 au millionième et des IPhones et des billets d'avions et des voitures et des châteaux…en Espagne ? A Kamel Jendoubi de trouver des sponsors pour cette opération-séduction !