Jean Ferrat- Tes ruelles grouillent de monde, en ce début d'été, les enfants tournoient tel un vol d'étourneaux, courent, se rattrapent, remplissent cette matinée paisible de leurs rires cristallins et espiègles, nous regardent traverser leur quartier, l'œil vif et curieux, nous accueillent avec des sourires lumineux, nous suivent, un moment, nous demandent, en anglais, de quelle nationalité nous sommes, puis nous saluent et reprennent, insouciants, leurs jeux. Dernier jour d'école avant les vacances. Dans l'école maternelle que nous visitons, les jeunes élèves portent leurs vêtements de fête, des petites-filles étrennent de superbes robes palestiniennes, magnifiquement brodées de motifs ancestraux. Les garçons se tiennent tout droit dans leurs gilets neufs. Au signe de la maîtresse, ils se lèvent et au son d'une musique joyeuse, virevoltent et dansent une « dabka » entrainante. Les mains claquent, les têtes dodelinent, la musique nous prend et nous emporte. Tu scintilles d'espoir, Chatila et des milliers d'étoiles brillent dans les yeux de tes enfants heureux. Nuit noire, ce 16 Septembre 1982, un silence oppressant et lourd. Quelque chose se préparait. Onze mille combattants palestiniens ont quitté Beyrouth, quinze jours auparavant, étant la cible d'attaque israélienne. Les camps ne sont plus protégés. Une nouvelle terrible : L'armée israélienne investit Beyrouth-Ouest, « Les loups » sont arrivés, aidés par les milices chrétiennes et les Phalangistes sous le commandement des frères ennemis, criminels notoires, Samir Geagea et Elie Hobeika, les bras exécutants. La ville fut divisée en secteurs, les blindés de Sharon vous ont encerclées Sabra et Chatila ! Prisonnières d'une horde de sanguinaires, vous fûtes livrées aux chacals, « le ciel redevenait sauvage », sur vos rues s'abattit l'orage ! Des mitraillages d'une violence rare secouèrent tout Beyrouth Ouest, Un déluge de feu souleva tout le secteur, les immeubles, les habitations furent mitraillés. Les murs criblés de balles, défigurés, portent, encore, les stigmates de l'horreur. Les habitants, horrifiés, se terrèrent, retenant leur souffle et attendirent la délivrance. Sans défense, frêle, isolée, abandonnée, Chatila que pouvais-tu faire ? Ils ont inventé un mensonge pour souiller ta terre : démanteler les cellules actives de l'OLP, « Chasser les terroristes ». Mais, « les loups » étaient là pour terroriser une population démunie, sans défense, étouffer tout désir de retour, éloigner de la terre de Palestine une population qui rêve de retour, qui attend le retour, qui exalte le retour, qui s'accroche au retour. Ils voulaient faire du droit au retour un rêve illusoire, assassiner le rêve, spolier les terres, s'approprier les maisons abandonnées, les richesses d'un peuple dépossédé de ses racines. Une vieille femme, au beau visage, raviné par les rides, nous arrête et se lance dans une émouvante tirade sur l'indifférence du monde face à la tragédie des palestiniens, face à la souffrance de l'exil, face au déchirement d'un peuple. Sa voix dit le désarroi de ceux qui ont dû quitter la terre des ancêtres, féconde et verdoyante. Puis, elle nous invite, dans son minuscule chez-elle, pour nous offrir un thé de bienvenue. Un mouvement incessant secoue le labyrinthe des ruelles, les marchands improvisent des poèmes pour chanter les vertus des fruits et légumes. L'odeur du pain, doré dans un four traditionnel, enduit d'huile d'olive et de thym odorant est un véritable délice. Chatila, tu es vivante, Sabra, tu es pétillante de vie, vous sentez « le houmous », les feuilles de vigne, la sueur des travailleurs et le chant nostalgique des exilés. « Dès que la peur hante les rues Les loups s'en viennent la nuit venue » Les tueurs pénétrèrent dans les deux camps, en silence, se faufilèrent dans les ruelles étroites, armés de haches, de poignards, de baïonnettes et de lance-flammes et le massacre commença, méthodiquement, maison par maison, tandis que l'armée israélienne envoyait des fusées éclairantes pour guider les meutes. Chatila, ma douleur, qui entendit les cris de terreur de tes victimes, qui entendit les hurlements des enfants qu'on assassine ? Sabra, ma martyre, qui secourut les agonisants, qui vit les parents blémir, se tordre de douleur devant les dépouilles de leurs enfants ? Chatila, ma blessure, qui fut le témoin des viols, des tortures, de la cruauté des sauvages ? Qui ferma les yeux horrifiés, qui pleura les innocents ? « Le massacre se fit-il dans les murmures ou le silence total ? ». Trois jours de massacres, trois longues journées d'atrocités, une agonie interminable. Les loups se sont repus de sang. Des milliers de morts. Un génocide. Les voraces ont-ils tremblé, une seconde ? Ont-ils réfléchi, une seconde ? Comment ces barbares ont-ils fait pour ne pas entendre les supplications, les râles de leurs victimes ? Sont-ils des humains ou des monstres ? Chatila, meurtrie, tu crias ta douleur, Sabra, endolorie, tu pleuras tes morts et vous pansâtes vos cicatrices, la terre prit dans ses bras les martyrs, les berça pour leur dernier sommeil. Le thym repoussa et verdoya. La veille, rassemblés dans une salle de cinéma improvisée, nous avons vu le film de Denys. Nous étions, tous là, la gorge serrée, les yeux rivés sur l'écran, à écouter les témoignages insoutenables des survivants, à nous demander comment ils ont pu commettre l'irréparable, l'intolérable. Nous t'avons pleurée, Chatila, et promis de garder ta mémoire. La fête continue, nous nous pressons de rejoindre le jardin d'enfants pour festoyer avec les jeunes élèves. Une clameur nous accueillit, l'hymne palestinien retentit, fiers et beaux, tes enfants nous montrent tout ce qu'ils savent faire : écrire, chanter, jouer du théâtre, dessiner… Les murs de ton école sont tapissés de chef-d'œuvre qui racontent la tragédie, l'horreur, le sang, le drame. Sur chaque dessin, bien en évidence, les jeunes artistes se sont ingéniés à dessiner ce qu'ils ont de plus précieux, de plus cher, et qui pend, dans toutes les maisons, une clé, bien arrondie, ouvragée, symbole d'un peuple en exil, la clé qui rappelle l'odeur de le terre, les collines heureuses, les oliviers généreux, « la maison » en pierres, accueillante et le cocon douillet et protecteur. La clé qui les noue aux racines, la clé qui éclaire leur vie et la route vers la lumière, la clé du seul rêve qui les obsède et les berce, le butin de l'espoir, promesse du retour glorieux à la terre bénie des ancêtres. Tounès THABET