Soyons des enfants modèles, faisons plaisir à nos parents, faisons tout ce que ce que nous demandent maman et papa de faire, soyons sages angéliques sympathiques extraordinairement bien élevés, ne haussons pas la voix, ne rouspétons pas, ne disons pas "Ouf !" soyons déférents envers les étrangers, tendons l'autre joue quand on nous gifle, sourions à ceux qui nous maltraitent et qui nous disent qu'ils nous font souffrir pour notre bien, soyons des enfants modèles et faisons comme nous l'avons appris dans les manuels scolaires de notre enfance, et les spots télévisés de notre chaîne nationale. Soyons ces enfants que nos aînés ont souhaités, soyons à la hauteur des attentes qu'ils ont placées en nous, satisfaisons leurs espoirs et suivons la ligne directrice des plans qu'ils ont fignolés à notre naissance, confondons-nous dans la masse de garnements accordés/désaccordés dont ils rêvent jour et nuit, faisons-leur plaisir et sourions à tout, disons-nous que la vie est belle que le soleil brille intensément pendant l'été et le printemps, que c'est si beau la pluie que c'est l'occasion de sortir son parapluie et son imperméable, et que s'il y a des ouragans et des tempêtes et des tsunamis, c'est l'occasion pour nous de tester notre foi et notre altruisme, notre espoir également, gardons bien en tête qu'il ne faut jamais nous mutiner, que le chien qui nous a mordus l'a fait parce qu'il n'a pas trop de jugeote, pardonnons-lui, que le chat est gentil même si capricieux alors caressons-le, ne voyons pas maman sans son tablier et les gâteaux qu'elle prépare, ne voyons pas papa sans son attaché-case quand il rentre le soir, ne les voyons pas en train de se bagarrer et de se prendre la tête, parce que maman et papa sont exactement comme le montrent les dessins de nos livres scolaires. Nous apprenons dès nos premières classes qu'il y a Daniel le gentil petit garçon aux cheveux châtain avec la petite frange, qui a une très gentille sœur qui s'appelle Valérie, elle est aussi grande que lui, elle a deux couettes blondes, et ils s'aiment tous les deux, ils regardent par la fenêtre et nous font un clin d'œil, leur maison est faite de briques, le toit est en tuiles rouges, il y a deux fenêtres et une porte. Les enfants ont un joli chien avec lequel ils jouent tout le temps, le chien est bien élevé et c'est leur compagnon préféré. Ils aiment beaucoup leur maman et leur papa qu'ils ne contrarient jamais, parce que Daniel et Valérie sont des enfants sages qui font leurs devoirs à l'heure, se brossent les dents avant de se mettre au lit, et dorment instantanément quand maman éteint la lumière et que papa tire la porte, après leur avoir lu un conte. Daniel et Valérie s'en vont, les choses deviennent plus sérieuses, des modules entiers nous parlent du respect des parents, ne pas les contrarier, leur obéir au doigt et à l'œil, ne pas fuguer parce qu'ils seraient tristes et qu'ils ne supporteraient pas notre absence, ils se mettraient à notre recherche et frôleraient la dépression, jusqu'à ce qu'ils nous retrouvent et que nous formions à nouveau une famille heureuse, ils essaient de nous faire dire pourquoi on a fugué, alors on éclate en sanglots et on dit qu'il y a eu un malentendu, alors tout le monde se met à pleurer et nous nous jetons dans les bras les uns des autres. On nous parle du respect de l'environnement, ne pas faire du mal à cet arbre parce qu'il se mettrait à pleurer et il pourrait mourir, ne pas jeter des déchets dans la mer parce que les jolies poissons (destinés à nous nourrir et nous rendre intelligents) seraient intoxiqués et ils suffoqueraient et ils rejoindraient le sein de Dieu. On nous dit - mais là nous sommes impuissants - que les voitures sont un grand danger pour l'environnement, trop de fumée qui troue la couche d'ozone et nos poumons. Il ne faut rien jeter dans la rue, il y a les corbeilles destinées pour, elles servent à ça, et si on trouve un mégot qui traîne, eh bien on se baisse pour le prendre et le jeter ; d'un autre côté il y a ce sympathique fennec aux oreilles gigantesques, habillé en bleu, qui nous dit d'aider l'environnement, de répandre sa parole, lui qui ne s'empêche pas de remettre la boîte de cigarettes dans la bouche de celui qui l'a jeté par la fenêtre de sa voiture. "L'eau est un trésor", et ce slogan est suffisant pour que nous saisissions la valeur de l'eau. On meurt de soif si toute la famille gaspille l'eau sans faire attention. On nous met la puce à l'oreille quand la fille ferme le robinet du lavabo au moment où son père se rase, pour lui donner un bol rempli d'eau en lui disant : "C'est pas mieux comme ça, papa ?" On s'attelle tous à la tâche quand on voit à la télé des dizaines de jeunes qui se mettent à nettoyer la plage, on fait de même avec celle où nous prenons nos vacances. On renonce à fumer dès que la voix à la télé nous dit : "Le tabac nuit à la santé !" Et ils nous dissuadent de prendre notre permis en nous montrant une voiture fracassée renversée sur le bas-côté de l'autoroute. Une banderole où on lit "Le préservatif me protège et te protège" nous décide à mettre une ceinture de chasteté. Et alors nous grandissons et nous devenons le pire cauchemar des pédagogues moustachus et cravatés, des psychiatres en tailleur avec leurs grosses lunettes de vue ombrées, nous sommes des délinquants, nous fumons buvons et forniquons en propageant le sida, nous sommes des enfants désobéissants, nous disons "Ouf !" à nos parents, nous les bravons, nous fuguons déterminés à ne plus jamais les revoir, nous déclenchons des bagarres et foutons des tannées à tout le monde, nous ne cédons pas la place aux personnes âgées dans le métro - ils n'ont qu'à ne pas prendre le métro -, nous laissons un non-voyant livré à lui-même devant la route - ce n'est pas notre problème s'il est aveugle -, nous salissons le trottoir et la chaussée car des gens sont (sous-)payés pour les nettoyer, on dilapide l'argent de nos parents dans des super-voitures et on tue des gens et on pollue l'atmosphère, on s'en fout. On s'en fout, parce que quand on nous le disait, on nous prenait pour des imbéciles.