Vous voilà intronisés, messieurs, et voilà que le destin d'un pays est entre vos mains. Le peuple, une partie du peuple, s'est soulevée pour que vous puissiez former vos partis, mener vos campagnes, faire des promesses, épater et décevoir à la fois pour aboutir à cet historique 23 octobre où, pourtant, seuls 60% des Tunisiens se sont rendus aux urnes et c'est autant dans l'abstentionnisme bourgeois et libéral que dans l'engouement des miséreux et des « vrais croyants » pour Ennahdha que tout s'est joué. Le chemin vers cette Constituante, la deuxième dans l'histoire de la Tunisie moderne, est le fruit de ce vieux concept dichotomique qu'est l'alliance et le conflit. Les déterminismes des vieux protocoles d'accord, en cachette de l'ogre sept novembriste, ont eu leur poids dans les alliances nouées et dans celles qui n'ont guère pu voir le jour. Moncef Marzouki cartonne parce que le bon peuple l'a pris en affection ; parce qu'il sait crier haut et fort et parce qu'on l'a agressé physiquement au point d'y perdre les lunettes. Mais c'est sa face très visible et compassée d'un Marzouki qui aura toujours nourri un fantasme vis-à-vis de Carthage, qui a toujours voulu trôner en tribun et en maître de céans et qui ne transige guère au fond. Est-ce surprenant – après coup et après avoir cerné les rapports de force – de s'étonner que le CPR, parti de gauche, s'étant rallié à la tendance la plus droite parmi celles de droite : l'islamisme, obtienne la seconde place ? Ennahdha a proprement manœuvré, prouvant, du reste, que Jean François Revel se plantait lorsqu'il intitulait l'un parmi ses célèbres livres : «Ni Marx, ni Jésus». Et après avoir donné l'impression de vouloir d'un Béji Caïd Essebsi, président à Carthage, il a cédé au niet de Marzouki précisément pour éviter que la Troïka ne se disloque d'autant que le Tribunal administratif rétablissait « Al Aridha » dans sa troisième place. Dilemme cornélien pour Ennahdha. Al Aridha redevenu troisième, comme par un effet pygmalion, a préféré garder Marzouki plutôt que de le voir migrer ailleurs. Restait juste le bras de fer CPR/Ettakatol, sous l'arbitrage des Nahdhaouis. Un jeu d'enfants pour ceux-ci, surtout qu'ils jouaient finement sur la psychologie de Mustapha Ben Jaâfar : un homme probe et qui ne souffre guère d'égo, ni de mégalomanie du pouvoir. Or, là où Mustapha Ben Jaâfar s'est révélé être plus tenace que prévu, c'est lorsqu'il rappelle à Ennahdha les engagements pris, le discours libéral et le respect des droits de l'Homme et surtout le respect du Code du Statut Personnel. On oublie que dans une période comme celle que nous vivons, le poste le plus important c'est celui de la présidence de la Constituante. Et une Constituante c'est l'instance qui déterminera l'ADN de la Tunisie du futur, son type de régime, ses institutions et son modèle de vie. Elle n'aura pas le pouvoir de légiférer mais de « constitutionnaliser », comme le dit Raymond Aron, dans son chef-d'œuvre : « Démocratie et totalitarisme ». Sans doute, bien entendu, la trame de fond reste Ennahdha. Nous avons, nous autres Tunisiens, vécu avec des schémas de pensée hérités du modèle bourguibien : le Premier ministre fait du mimétisme, exécutant des basses besognes du « Prince » et travailleur dans le style « sois belle et tais-toi ». Or là, tout change : l'exécutif sera concentré aux mains d'un monsieur qui a beaucoup de mérite et beaucoup de fair-play. Sans être vraiment le dauphin idéologique de Rached Ghannouchi, le Premier ministre prône un islamisme modéré et sans outrances. L'aile radicale des Nahdhaouis le trouve même un peu trop libéral. Sauf qu'il se sait, lui aussi, un élément d'un puzzle, patiemment constitué et savamment préparé du « vivant » de Ben Ali. Le nerf déterminant et « meurtrier » de la Tunisie, depuis les Beys, cela a toujours été son administration, depuis des ministres jusqu'à ses vaguemestres. C'est toute cette population qui est, désormais, sous commandement nahdhaoui. Hamadi Jebali a-t-il la prétention de refaçonner les Tunisiens et d'enclencher cette patiente thérapie, consistant en un « lavage de cerveaux » ? A priori, c'est à exclure. Mais, en cette journée où l'Histoire change de camp et qu'elle choisit la Démocratie pour ce pays, son regard soudain, devient sévère. Elle ne pardonne pas. Elle ne pardonnera aucune dérive.