Le Temps : Une vague critique a été adressée aux instituts des sondages suite aux résultats des élections du 23 octobre. Que pensez-vous des différentes réactions des politiciens ? Hassen Zargouni : La critique la plus véhémente émanait du dirigeant du POCT, il a eu 3 sièges exactement comme on l'a prévu pourtant. Les responsables du PDM et notamment ceux issus du Ettajdid ont crié au scandale avec nos chiffres et ils ont eu le nombre de sièges qu'on a prévu pour eux au niveau national, soit 4 sièges. Pareillement pour Afek Tounes, ils ont eu 4 sièges, on en a prévu 3, avouez que ce n'est pas si loin. Mais nous comprenons que cela puisse déranger, voire agacer. Les cinq sièges de l'Initiative aussi ont été estimés correctement. Les indépendants ont attaqué de front les instituts de sondage, alors que ceux-ci prévoyaient leur débâcle, c'est ce qui s'est passé le 23 octobre 2011. Les votes inutiles ont étaient estimés par nos statisticiens à 33%, c'est aussi ce qui c'est passé. Le taux d'abstention que nous avons prévu était de l'ordre de 50%, il était de 48%. On l'a même expliqué du point de vue du profil des abstentionnistes : les jeunes de moins de 25 ans des quartiers déshérités et les régions d'intérieurs, les séniors de plus de 65 ans et le rural profond à habitats épars. Le nombre de sièges prévus par les sondages pour Ennahdha était autour de 80 sièges territoriaux (en dehors des sièges obtenus à l'étranger) et c'est exactement ce qu'ils ont eu. On nous a accusé alors d'être pro-Ennahdha. L'ascension fulgurante du CPR dans les sondages était perceptible d'un mois à l'autre grâce au baromètre SIGMA. La place de challenger d'Ettakatol s'était confirmée. Les deux véritables surprises ont été la déroute électorale du PDP et la présence forte à la Constituante des listes d'El Aridha. Or on n'a pas réalisé d'enquêtes lors des trois dernières semaines avant les élections, et c'est là où le PDP a perdu le plus de voix, nous laissons les politologues expliquer cette dégringolade. En ce qui concerne El Aridha, il s'agit d'un vote qui a été édictée par une campagne volontairement discrète, devant cette stratégie électorale, les individus interrogés lors des différents sondages n'ont pas déclaré leur intention pour ces listes, quoique dans les études du mois de septembre et les deux premiers jours d'octobre 2011, El Aridha apparaissait dans nos radars. Au fond, ce qui a le plus dérangé c'est la lecture de nos chiffres, quand on dit que Ennahdha va avoir 21% d'intentions de vote, ce taux est calculé sur la base de l'ensemble du corps électoral, or ils ont été 20% à le faire le 23 octobre 2011. Notre bureau d'études a dit qu'avec le taux d'abstention cela allait générer un taux d'intention de vote rapporté sur les voix exprimées de l'ordre de 40%, ce chiffre est à comparer au 38% obtenu par Ennahdha le 23 octobre ! On a dit que ce parti allait représenter 42% de l'Assemblée, il en représente aujourd'hui 41.4% ! Inutile donc de casser le thermomètre pour cacher sa maladie, mais plutôt essayer de comprendre pourquoi tel ou tel parti n'a pas fait le plein des voix potentiellement acquises. On peut se poser la question : Pourquoi seul le gagnant, à savoir Ennahdha, n'a pas tiré boulets rouges sur les instituts de sondage.
Comment expliquez-vous l'incompatibilité des résultats des sondages avec les résultats des élections?
Il faut comprendre et intérioriser les objectifs des sondages portant sur les intentions de vote, sinon on ne peut jamais analyser nos chiffres correctement. Il s'agit de mesurer des rapports de force entre formations politiques d'une part, et mesurer les tendances d'autre part, et cela n'a rien de prédictif ! Or dans ces deux cas les instituts de sondage ont relevé les défis malgré le déficit démocratique en Tunisie et une culture politique non encore enracinée dans le pays. Quand on pose la question aux interviewés sur leur intention de vote, on leur demande de donner une réponse pour des élections qui auraient lieu le jour de l'enquête et non le jour du vote. L'opinion est plastique par essence, elle est amenée à évoluer en fonction de l'actualité, de l'usage par les partis politiques des médias, d'accidents de parcours, voire de la diffusion d'un film sur une chaîne privée qui défraye la chronique lors de la campagne officielle, etc.
Que revendique votre profession pour moderniser votre travail ?
Un autocontrôle par la profession avec une adhésion à une charte d'éthique professionnelle d'une part, mais aussi que les médias disposent d'une culture statistique émettant de situer un chiffre provenant d'un sondage, d'en dégager objectivement sa portée, son intervalle de confiance, … Les sondages sont les auxiliaires de la démocratie. Georges Gallup, le pape des sondages politiques, disait en 1949 « Une armée de critiques n'arrêtera pas les sondages ». Nous rajoutons à cette maxime, notre devise « Ce qui ne se mesure pas n'existe pas ! »