Par: Ridha BOURKHIS - « Aujourd'hui Mes poèmes jonchent la plage La mer Après les avoir noyés Les a rejetés sur le rivage Ils gisent les yeux vitreux Le corps couvert de sel et la langue bleuie Pourquoi m'acharnerai-je à marcher sur le sable Sur leur corps épars Sur les poèmes qui ne sont déjà plus des poèmes Les mouettes elles-mêmes ne les épargnent pas Elles leur crèvent les yeux et leur déchiquètent le ventre Leur bec rougit même le ciel de midi Hier tu embrassais mes lèvres Aujourd'hui tu embrasses à pleine bouche les nuages Demain tu embrasseras mon cadavre. » (p. 92) Le poète et peintre franco-iranien Patrick Navaï semble apprivoiser ici, par les mots du poème, une désespérance profonde qui, comme ces vers asymétriques et à l'élan régulièrement cassé par les rejets, tombe en chute verticale dans les vicissitudes d'une existence où la poésie, égarée par « la machinerie féroce du moderne » (Lionel Ray), se vide et se meurt ! Comme elle, semble se perdre et s'éteindre le poète désillusionné ! Pourtant à bien lire les deux nouveaux recueils de Patrick Navaï, Voyages encrés et Les chemins contrariés , on ne peut ne pas constater que cette désespérance dont sont imprégnés certains vers ou qui pointe très discrètement dans certaines peintures, est loin d'être radicale et définitive et qu'une lumière chaude et belle, jaillissant de l'âme du poète et de ses racines lointaines, la baigne régulièrement et la noie en elle, faisant que « la lune (…) s'élève avec son étoile » (p. 4) et qu'il remonte, lui, le poète, « sur le pont/ Voir l'horizon insolent/ Et sentir la mer/ Traversée par de grands poissons » (Ibid). C'est en effet une volonté artistique plus forte que la désespérance et qui continûment motive le projet de Patrick Navaï de partir et de repartir vers le monde qu'il étreint de toute ses forces y cherchant humanité, amour, espoir et chant et y voyageant sur tous les chemins, ouverts ou contrariés, afin de trouver le Sens, l'intarissable beauté du très pur, l'Autre qui est aussi un cœur, un souffle ému, un horizon de pluie et de fécondité, le poème des poèmes. Le monde est femme
Et ce monde vers lequel il dirige son voilier de roses « est femme » (p. 26), c'est-à-dire silhouettes évanescentes et belles, courbes pleines, tendresse et fertilité, don de soi-même : « Sur le navire/ j'enlace toutes les femmes de la terre/ Toutes les sirènes de la mer/ Venues s'aventurer à bord/ Et je mange leur miel/ Avec volupté… ». Jamais ce monde tendre et enchanté qui se dessine dans l'encre féconde de Patrick Navaï et sur le territoire incandescent de ses rêves colorés, n'a été si beau et si marqué de candeur ! On y est en compagnie des oiseaux et des poissons, des coquillages, de ce fabuleux navire qui est la vie-même et « dont la proue vous ouvrira la poitrine mieux que le bistouri d'un chirurgien » (p.133). Car, c'est ça voyager en définitive, pour Patrick Navaï : c'est être en plein dans la vie, se laisser emporter par elle, voler de ses ailes à elle et cueillir sur sa route ses lunes et ses étoiles, tous les fruits délicieux et rares qu'elle sait donner à ceux qui savent la prendre et partir avec elle vers la mer ou vers le vent, vers les larges terres hospitalières de la création où, artiste jusqu'aux bouts des doigts, Patrick Navaï, « détient la qualité rare/ De donner un visage au néant/ Un corps à l'absence/ Un souffle à la pierre taillée » (p.150) et une sensualité fine et savoureuse à ces pages majoritairement blanches où les syllabes souvent fort peu nombreuses et comme éphémères ne s'écrivent dans des poèmes brefs et incisifs aux rythmes courts que pour souligner l'écart profond entre la voix pudique, ramassée, qui monte et s'éloigne aussitôt, et le silence grand, empli de toutes les vibrations et clameurs. Clameurs de la mer qu'on traverse et où « tout commence et finit » (p.103), clameurs du monde dans lequel on plonge son corps et ses rêves d'émancipation, et clameurs enfin de soi-même aux prises avec ses souvenirs, ses songes et ses « vieilles cicatrices » (p. 94). Ecrire et peindre, c'est vivre et se souvenir Dans ces Voyages encrés sur Les chemins contrariés, écrire et vivre semblent être la même chose chez Patrick Navaï qui, en écrivant, en peignant, ne fait que fertiliser, à travers le frémissement des mots et la généreuse variabilité des formes, un désarroi intérieur, une ombre cachée se profilant autour de sa vie, un passé ancestral, riche et beau, qu'il n'a pas vraiment vécu, mais qui vit dans son corps et dans ses meubles, une mémoire enclose en lui-même et qui, invisible, cadence son imaginaire, ses formes très marquées et ses couleurs. Couleurs de plus en plus chaudes et vives qui flottent sur une quasi constante toile de fond noire qui serait ce passé insondable, cette zone sombre au fond de la mémoire, ces villes presque féeriques que l'enfance a racontées au poète et qui, vaporeuses et lointaines, continuent à l'appeler du côté de la mer caspienne. Et il suffit au lecteur de pénétrer dans la demeure de Patrick Navaï perchée en haut d'un vieil immeuble à la rue Daguerre, dans le quatorzième arrondissement de Paris, pour écouter sur les murs, sur les tapis et sur les images l'appel de ces villes mystérieuses, leur chant intarissable que savent rythmer aussi les doigts habiles, initiés très tôt aux touches et cordes magiques, de son fils, Shams le musicien, jouant à merveille du Suntour iranien. Demeure bénie placée sous le signe de l'amour et où la vie fait bon ménage avec l'art et avec cet éternel voyage de Patrick Navaï et des siens sur les chemins croisés des visages et des cultures. Poésie de la plus belle eau et peinture toute poétique, riche en références persiennes et en imagination, ne représentent pas ici les deux éléments distincts d'un même volume, mais les deux formes complémentaires et interactives du même élément qui est cette « poiêsis » (création) où tout se rencontre et fusionne avec le quotidien, le domicile d'art, la musique et « l'inflexion des voix chères qui se sont tues » (Verlaine) ou qui continuent à chanter la vie par-delà toute désespérance ! R.B.