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Incivilités démocratiques
Notes libres
Publié dans Le Temps le 19 - 04 - 2012

Par Hélé Béji - La jactance du sectarisme religieux dans les rues de Tunis, dans les Universités, à la Constituante, sur les réseaux, dans les mosquées a donné soudain à la démocratie tunisienne une direction sauvage : le droit à l'intolérance. Cet emballement postrévolutionnaire a déréglé soudain le sens même de la révolution. Le peuple, qui fêtait dans la liberté ses épousailles avec lui-même, voit éclater cette douce concorde.
Débarrassé de la figure d'un despote unique au sommet de l'Etat, voilà qu'il s'empresse d'en fabriquer partout dans les quartiers, les rues et les places. Le roi est mort, vive tous les roitelets, montés sur des potences de trottoirs dans l'ombre du Trône divin.
Quelle déconvenue ! Des graines de tyrans poussent partout, comme ces herbes d'ombre qui n'aiment que les sous-bois obscurs pour grandir. On s'était à peine habitués à la brise des séraphins de la révolution, et voilà qu'on tombe nez à nez dans la rue avec des spectres du purgatoire et des matrones grises qui brandissent leurs livres saints comme des gourdins, et vous annoncent des sentences de bûcher. Comme Dante aux enfers, on croise des files de morts-vivants dans un purgatoire où cinglent les étendards de la nuit loin du soleil, où des enfants joufflus et innocents portent au front des bandanas funéraires qui les promettent à de nouveaux tophet. Des prières vibrent dans l'air jusqu'à exorbiter les yeux des anges. Après avoir été miséricordieuse avec nous en nous évitant une tragédie, voilà que la Providence se fâche et nous envoie des soldats en robe blême pour nous purifier de nos rêveries terrestres. Les lumières de la ville doivent s'éteindre sous le réverbère unique de l'au-delà. La démocratie porte-t-elle, avec la fin de la dictature, la montée de l'incivilité ?
Les anciens opposants à la dictature, les islamistes, hissés au commandement par la grâce de l'histoire qui les récompense de leur endurance, découvrent combien est difficile la tâche de normaliser une société qui avait l'habitude d'obéir, mais qui, dès que le système a lâché, saute des excès de l'interdit à ceux de la licence. La démocratie voit ainsi naître en même temps qu'elle ses dangers mortels, les extrémismes sectaires. Si les salafistes n'avaient pas, sous le regard indulgent de leurs aînés aux commandes, cherché à en découdre avec les citoyens paisibles, s'ils n'avaient pas harcelé les universitaires, si, au nom de la liberté d'expression, ils n'avaient pas proféré des vacarmes assassins à chaque coin de rue, dressé des drapeaux macabres ici et là, lancé leur machine hallucinatoire à tout va, invectivé des journalistes, rossé des intellectuels, agressé les syndicalistes, gâché une fête de théâtre joyeuse, si les caprices criminels d'« enfants » gâtés, jamais poursuivis, n'avaient pas éclaboussé l'autorité morale de leurs « parents » jugés incapables de sévir contre leur progéniture, si de nouvelles superstitions ne venait pas noircir cet amalgame déjà glauque entre religion et politique, si la douceur des bonnes manières musulmanes n'était pas offensée par des usages aussi étrangers que féroces, peut-être les modernistes auraient-ils consenti à baisser un peu la garde et à ne pas lire dans la politique de la majorité un arrière-fond guerrier qui projetterait, après le gain des voix électorales, la possession totale des âmes. Ayant vaincu la peur du pouvoir, les Tunisiens ne veulent pas vivre dans l'épouvante de la religion. Ils veulent rendre l'islam à sa haute culture et non aux chenapans déguisés de la foi qui se croient quittes de la morale élémentaire par l'exhibition outrée de leur négoce avec Dieu. A cause d'eux, les dirigeants actuels risquent de passer pour des colporteurs de foire qui distribuent des billets de tombola non échangeables ici-bas, mais seulement monnayables dans l'au-delà. L'islam politique reste prisonnier de ce doute majeur qui l'autorise à bâcler ses devoirs envers le prochain pour soigner ceux envers Dieu ; mais les scrupules envers le Créateur cachent parfois de graves défaillances à l'égard des créatures.
La majorité qui gouverne détient désormais, comme dit Max Weber, « le monopole de la violence légitime ». Mais elle est limitée par le changement psychologique des Tunisiens après le 14 janvier : leur allergie à tout acte de force dont le souvenir trop frais les jette, furieux, dans des impressions de déjà-vu ; leurs nerfs se tendent sous le réveil d'une crainte encore vive. Halte là ! Plus jamais ça, s'écrient-ils ! Une révulsion les soulève, un instinct farouche les porte vers le refus intempestif de tout geste politique qui ne serait pas précédé d'une décision négociée et juridiquement solide. Ainsi, le droit de manifester ayant été conquis par la fougue glorieuse de l'avenue Bourguiba le 14 janvier, dans laquelle se confondent désormais l'épopée de l'Indépendance, le génie de son premier leader, et le sacrifice du peuple de la Révolution, il était prévisible que toute tentative de l'interdire, surtout un 9 avril, serait accueillie par des ripostes cinglantes, attisées par le chagrin du souvenir des premiers et des derniers martyrs. A Tunis, la brûlure insurrectionnelle couve sous la cendre quotidienne, et une étincelle enflamme les énergies en l'espace d'une maladresse ou d'une brutalité. Les Tunisiens ne veulent plus être rudoyés, ils vivent dans le culte de leur mémoire immédiate, celle du soulèvement radical, et celui-ci leur a désormais inoculé un germe de désobéissance civile dont aucun pouvoir ne pourra les guérir. Leur révolte est désormais constitutive de leur nouvel organisme. Leur nonchalance s'est durcie, leur indulgence s'est raidie, et tout acte de brutalité, ou même d'autoritarisme, provoque dans leurs esprits l'insoutenable dramaturgie du retour du despotisme. Et les voilà brandissant pour le conjurer le panache écarlate de la rue en feu ! Cette réactivité est forte, elle est salutaire, elle est juste. La liberté est en soi un sentiment violent, du fait même qu'elle doit se mesurer à son contraire, la domination. Elle s'arc-boute sans cesse contre le poids des pouvoirs, quels qu'ils soient. L'homme est ainsi fait que la force passionnelle de ses refus est la juste sanction de l'arbitraire, et que cette passion infinie le prémunit contre toute visée d'oppression, qui elle aussi ne connaît pas de bornes. La politique du dirigeant n'est pas une technique de gouvernance, comme on dit dans la bonne langue de bois démocratique, mais l'art d'anticiper sur la sensibilité des gouvernés et d'accorder les décisions à l'atmosphère du moment avec tact et finesse. Faire régner l'ordre public est certes une prérogative de l'Etat dont aucune démocratie ne peut se passer, car le fond conflictuel de la démocratie ne s'exerce pacifiquement que sur le fond ordonné de la vie sociale. Mais cet ordre doit aussi savoir faire face au désordre inoffensif des citoyens, quand celui-ci veut chahuter dans la rue sans violence. Il faut que l'Etat s'habitue désormais à ces petites fièvres bénignes qui affectent le corps social, quand il cherche à se protéger contre ce qu'il estime, à tel ou tel moment, irrecevable. Que l'Etat apprenne à aligner ses cordons de police et de sécurité, qu'il sache encadrer les débordements avec maîtrise ; qu'il supporte le courroux et la rogne des gens, même s'ils lui paraissent injustes, avec sang-froid et patience (vertu musulmane par excellence) ; qu'il fasse l'apprentissage de sa propre tempérance, chose que ses prédécesseurs ont négligée jusqu'à la débâcle ; qu'il inflige d'abord à ses extrémistes la même rigueur qu'il réserve aux « anarchistes » ; qu'il arrête sans délai les incitateurs au meurtre, afin de donner l'exemple ; que ses ministres oublient leurs fauteuils douillets pour se rappeler l'âpreté des quartiers délabrés où ils étouffaient leurs murmures ; que, revêtus de lumière désormais, il n'oublient pas leur ancien royaume d'ombres. Peut-être alors les citoyens perdront-ils l'habitude de les assimiler, par peur rétrospective, à l'ancien régime.
Mais d'un autre côté, ce que les partis d'opposition perçoivent comme les signes imminents d'une future dictature n'est peut-être, en réalité, que la manifestation maladroite de rapports de forces dont la libre expression est déjà la preuve que l'Etat et la société, avec des postures et des fonctions différentes, débutent ensemble l'apprentissage de la démocratie. Les uns, minoritaires électoralement mais puissants moralement, rejouent la partition qu'ils connaissent le mieux : celle d'une nouvelle sacralité, la philosophie de la liberté. Les autres, montés dans les grandeurs officielles, ont endossé le discours d'une raison d'Etat qui ne peut plus déroger aux contraintes de l'ordre public, sous peine de passer aux yeux de leurs ouailles pour des âmes faibles incapables de conduire avec fermeté le programme de renaissance populaire qui doit créer les conditions sociales de la prospérité. Nahdha est pris en tenailles entre l'Eden libéral de ses promesses, et les méthodes autoritaires dont elle découvre l'utilité pour y parvenir plus vite. Face à cela, les partis d'opposition ne doivent pas se contenter de réagir comme s'ils étaient dans un contexte identique à celui de l'ancien régime.
Cette vision est insuffisante, et elle peut les conduire à une nouvelle défaite. Il ne suffit pas de combattre ses adversaires comme s'ils étaient des revenants de dictatures, mais jouer son rôle salutaire de contestation avec des schémas mieux adaptés à la complexité de la nouvelle donne. Le manichéisme, en politique, est une caricature de la démocratie. Quelles que soient les divergences de vue ou les méfiances réciproques, la radicalisation des discours peut devenir une source d'incivilité pour toute la société. La critique de l'autre n'est pas le déni de l'autre. Certes Nahdha, comme l'exige l'exercice du pouvoir, veut conquérir le maximum de consciences et d'institutions à sa cause (c'est la logique même de tout pouvoir), mais les membres de Nahdha n'ignorent pas non plus ce qu'ils doivent à la révolution elle-même, qui ne leur pardonnera pas d'éteindre la flamme de la liberté dont leur pouvoir actuel est issu. C'est vrai, il n'est pas agréable, lorsque vous avez été toute votre vie dans la noble position de juges, de subir d'incessants réquisitoires aussitôt que vous endossez vos nouvelles charges. La démocratie a quelque chose d'impitoyable, et elle laisse comme un goût d'ingratitude. Mais les élus, investis des mêmes objectifs révolutionnaires que leurs adversaires, apprennent qu'aucun de leurs actes, aucune décision, aucun arbitraire, aucune violence n'échappera désormais au verdict immédiat de l'opinion. Le monde occulte des brutalités clandestines est périmé. Tout est donné à voir et à entendre, et cela fait une grande différence. Si les citoyens sont libres, c'est que le gouvernement, lui, ne l'est sans doute plus. Ce ne sont plus ses gouvernés qui dépendent de lui, mais lui qui dépend de ses gouvernés. La religion ne change rien à l'affaire. Et, quelle que soit la hantise d'un ordre religieux perfide, le fait même d'en accuser ouvertement ses auteurs est déjà la preuve que ceux-ci sont tenus en menottes par la vigilance citoyenne. Le fait simplement de pouvoir convoquer le ministre de l'Intérieur et de lui demander des comptes, l'ouverture d'une enquête, la diffusion de débats corrosifs sur les chaînes publiques, la force de conviction des consciences férues d'exactitude, les réponses des responsables qui acceptent de s'y plier, désormais ébranlés à l'idée d'être mis au rang des accusés, assignés au même box que celui de leurs anciens bourreaux, montrent que nous ne sommes plus dans le temps de la force impénétrable du Léviathan régnant sur le silence abyssal des citoyens. Les discussions sont désormais menées avec poigne, les attaques des uns, les défenses des autres, la mauvaise foi ou la bonne foi imputée, les arrière-pensées supposées, les brutalités dénoncées, les justifications critiquées, les pièces à conviction diffusées, les fanatismes ridiculisés, tout concourt à nous plonger dans un remue-ménage qui n'a plus rien à voir, quoiqu'on dise, avec le monopole immobile du parti unique sur la vie politique. Les anciens rebelles, devenus notables soucieux de leur réputation, mais jaloux de leurs prérogatives, pris dans l'urgence de ramener l'ordre au plus vite par le difficile maniement de l'appareil répressif dont ils ont les commandes sans en connaître tous les rouages, vivent dans l'angoisse de devoir désormais faire régner la sûreté sous une pluie battante de libertés dont ils ne peuvent, sous peine de se renier et de trahir leurs alliés de gauche, se désolidariser tout à fait. Ils sont face au casse-tête de trouver un équilibre entre le désir de liberté des uns, et le désir d'ordre des autres, qui ne sont finalement que les deux figures indissociables de toute paix sociale. Si l'Etat ne parvient pas à supporter les imprévisibles bourrasques de la liberté, s'il ne s'accoutume pas à plier comme un roseau flexible sous le vent, il se rompra comme un vieux chêne dans un grand fracas.
Sans aucun doute, les Tunisiens ont été choqués par les brutalités du 9 avril dernier contre des manifestants aussi paisibles que des promeneurs endimanchés, heureux de s'agglutiner au cœur de l'Histoire, et stupéfaits de revivre des violences révolues, comme si Nahdha leur réservait les bastonnades sulfureuses qu'elle a épargnées à ses propres énergumènes déchaînés. Mais il n'est pas sûr non plus que tous les Tunisiens aient une folle envie de manifester en masse chaque jour, juste pour respirer l'âcre et délicieux souvenir lacrymogène du 14 janvier 2011. La révolution a déjà eu lieu, et le souffle de l'avenue Bourguiba ne prendra pas d'assaut les nouvelles Bastille que l'on prête au programme sournois de Nahdha. Les petites gens sont un peu las de la révolution, dont ils aimeraient goûter quelque fruit moins immatériel. Le peuple n'a pas voté avec un corps désincarné, mais aussi avec un ventre affamé, et il n'est pas sûr que Nahdha soit universellement honnie lorsqu'elle argue de sa volonté de ramener l'ordre comme condition indispensable de la reprise et de la prospérité. Anticiper sur l'échec inéluctable de Nahdha n'est pas la meilleure façon de préparer la relève moderniste, ni d'exprimer la volonté populaire. Après une révolution, les freins du progrès ne proviennent pas exclusivement du noviciat des gouvernants, mais du désarroi inévitable de toute une société qui avait l'habitude d'être conduite d'une main inflexible, mais qui est laissée aujourd'hui à la solitude de ses choix, au risque de ses propres initiatives, tout en oscillant pour savoir qui, de la classe dominante ou de l'opposition, a tort ou raison. La vitesse avec laquelle l'ancien régime est tombé ne doit pas faire croire à la vitesse du redressement, encore moins à la chute de Nahdha elle-même. Supposons même que cela se produise, ce que je crois tout à fait irréel, et bien, les mêmes causes produiront les mêmes effets, aucune force politique majeure ne guérira la société tunisienne de ses failles en l'espace de quelques semaines ou de quelques mois. La mise en œuvre d'une politique démocratique est plus lente par nature que celle d'un système autoritaire, pour la simple raison qu'elle est soumise à délibération et à contradiction inlassables. Les erreurs de Nahdha ne sont pas seulement le fait de son inexpérience, mais les hésitations de toute société nécessairement alourdie, en démocratie, par la pluralité même des résistances, des actions, des décisions et contre-décisions, des conflits et des protestations qui forment la tourbe laborieuse et difficile de la liberté elle-même. La politique n'avance plus comme un bloc tiré par un seul attelage, mais subit les poussées contraires de la multitude qui se bouscule et s'entrave elle-même dans les frottements contraires de ses volontés. L'inefficacité gouvernementale est aussi l'effet de cette pression démocratique inédite et sinueuse.
Mais le danger est le suivant : si, à l'excès de tyrannie, succède sans interruption un excès de libertés, si le citoyen est soumis à la longue à un chaos inquiétant, à la pagaille chronique du quotidien, obstacle à la jouissance paisible de sa vie ordinaire – car le désordre permanent, même sous des formes pacifiques, risque d'être vécu comme une tyrannie à l'envers, qui égare la raison d'une manière aussi grave que l'ordre autoritaire peut l'écraser –alors pourrait naître dans le peuple une quête irrépressible de fermeté, d'autorité, et même chez les plus faibles, une nostalgie dangereuse de dictature. C'est le vrai risque aujourd'hui, celui de la montée d'un sentiment anti-démocratique dans le peuple même. Le sentiment d'insécurité que produit l'effacement du respect de l'ordre, l'absence de sanction contre la multiplication des incivilités, génère chez les plus vulnérables et les plus craintifs des angoisses qui jetteront la masse précaire et démunie dans un appel instinctif à la force.
L'agitation de la rue, si légitime soit-elle, même au nom des droits de l'homme, leur paraîtra alors comme un cycle insensé dont ils voudront sortir par la violence, comme ultime sursaut contre le déni de leur droit à l'emploi, à la subsistance, au mieux-être, toutes choses que la révolution, au lieu de les leur procurer, leur aura ôtées. C'est l'éternel débat entre les droits sociaux et les droits individuels, lorsque ceux-ci développent une logique abstraite où ils ne sont plus reliés aux soucis existentiels des familles en proie à la nécessité.
Certes, c'est souvent aux consciences intransigeantes que revient la mission de rappeler au pouvoir les principes d'un idéal commun dont le peuple est confusément le principal dépositaire.
Mais, si le droit de manifester devient un manège mécanique où le droit de travailler, de circuler, de reprendre une vie normale, de protéger sa famille, de sauver ses enfants disparaît dans un brouhaha qui rend ces aspirations plus inaccessibles chaque jour, si la liberté est un espoir qui fait désespérer tout un chacun de son pain quotidien, si l'expression de la démocratie ne sait plus qu'ameuter des attroupements où la hantise du despote l'emporte sur le souci des souffrances sociales, il n'est pas sûr que l'opinion ne sombre pas dans une hargne irrationnelle à l'égard de la liberté elle-même. Quand la démocratie devient une pétaudière ingouvernable, n'importe quel conquistador en herbe se chargera de restaurer, avec le plébiscite du grand nombre, l'âge de fer d'un nouveau César.


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