La bipolarisation islamistes/destouriens semble marquer de plus en plus le paysage politique tunisien. Et pour cause: le lancement, samedi dernier, par l'ancien Premier ministre tunisien Béji Caïd Essebsi d'un nouveau parti baptisé «Nidaâ Tounès» (L'appel de la Tunisie) marque un retour des destouriens anciens ( les militants du PSD de Bourguiba) et nouveaux (les ex-cadres du RCD qui se sont recyclés dans d'autres partis) au devant de la scène politique. Bien qu'il se présente comme étant un mouvement fédérateur des forces libérales et centristes en vue des prochaines élections en mars 2013, l'Appel de la Tunisie servirait, selon certains observateurs, de cheval de Troie pour le retour des RCDistes. Ministre sous Bourguiba président de l'Assemblée nationale sous Ben Ali et Premier ministre provisoire durant la première année post-révolutionnaire, Caïd Essebsi, qui entame ainsi sa quatrième vie politique, s'est d'ailleurs déclaré contre une «punition collective» des ex-cadres du parti de Ben Ali dissous par la justice, recommandant de traduire toute personne ayant enfreint la loi devant la justice. Ce bourguibiste âgé de 86 ans a longuement exposé ses points de vue sur la situation politique en Tunisie, fustigeant notamment le parti islamiste Ennahda et sa gestion des récents incidents violents survenus dans le pays. «Ils sont certes légitimes par le biais des élections mais ils doivent démontrer, dans leur gestion quotidienne des affaires de l'Etat, qu'ils sont aptes à gouverner. Leur légitimité, ils la tirent aussi de leur capacité à assurer la sécurité des personnes et des biens, et l'Etat doit opposer sa violence à celle des groupes violents», a déclaré Caïd Essebsi. Et d'ajouter : « le gouvernement actuel a montré qu'il ne peut pas changer la situation. Il faut agir dès maintenant». La stratégie est, donc, bien claire: Nidaâ Tounes souhaite profiter des faux pas et des erreurs de débutants de l'actuel gouvernement pour se poser comme une alternative et un contrepoids au triumvirat au pouvoir.
Désenchantement
Réagissant à l'initiative de Caïd Essebsi, Ennahdha et ses alliés ont estimé que cet ancien militant du Néo-Destour, qui fut président du parlement sous Ben Ali, «cherche à faire avaler au peuple une pilule amère dans un enrobage sucré et à permettre aux ex-RCDistes de récupérer la révolution». Autant dire qu'une dichotomie entre islamistes et destouriens quasi-identique à celle qui oppose les barbus aux «feloul» (résidus de l'ancien régime) en Egypte semble déjà inévitable. Cette nouvelle bipolarité inquiète, d'ores et déjà de nombreux activistes politiques. «On me somme de choisir. Dis-nous, lesquels préfère-tu, les destouriens ou les islamistes ? Parfois, souvent, on me souffle qu'il faut choisir les destouriens, qu'on sera protégé de la théocratie, qu'on préservera nos acquis et, argument suprême, ceux des femmes ! Curieusement le choix est limité à ces deux-là. Comme si les autres, tous les autres, ne pouvaient être qu'avec celui-ci ou celui-là, comme s'ils ne présentaient aucune alternative, comme s'ils ne comptaient pas, en somme», s'émeut le militant de gauche et écrivain Gilbert Naccache.
Désabusé, l'auteur du roman carcéral « Cristal » Gilbert Naccache et l'ex-militant de l'organisation de gauche « Perspectives» estime que « choisir entre les islamistes et les destouriens reviendrait à choisir entre la peste et le choléra». « «Quel terrible destin que de ne pouvoir choisir entre le mauvais et le pire («el mchoum ou elli achouem menou») ! Pourquoi avons-nous forgé nous-mêmes notre malheur en participant à des élections aux résultats prévisibles ? Et maintenant, que faut-il faire ? », s'interroge-t-il dans un article publié récemment sur son blog.
Concertations
Pourtant, certains activistes politiques croient dur comme fer qu'une troisième voie est possible. C'est notamment le cas des militants démissionnaires du parti démocrate Progressiste (PDP) menés par Mohamed El Hamdi, lesquels ont déjà pris langue avec les dissidents du Congrès pour la République (CPR) réunis autour de Abderraouf Ayadi et des mécontents d'Ettakatol réunis autour de Salah Chouaïb. «Une troisième voie est possible d'autant plus qu'une bonne partie de la population ne trouve son compte ni dans le mouvement Caïd Essebsi et ses satellites, ni dans le front ayant Ennahdha pour noyau dure », souligne Mohamed El Hamdi. Et d'ajouter : «les concertations que nous avons entamées avec les démissionnaires du CPR et d'Ettakatol pourraient déboucher sur la création d'une troisième voie ayant une orientation social-démocrate et centriste. Le parti qui se réclamerait de cette troisième voit doit placer la justice sociale et l'équilibre entre les régions et les catégories socio-professionnels en tête de ses priorités».
M. El Hamdi qui pense que rien n'est encore joué. «Les élections du 23 octobre dernier ont prouvé qu'une petite formation désargentée comme le CPR mais qui a su coller à certaines préoccupations de la population lors de sa campagne électorale est capable de réaliser une grande percée », indique-t-il.
Estimant que le tapage médiatique autour du parti de Béji Caïd Essebsi entre dans le cadre des manœuvres de certaines forces internes et externes d'imposer une bipolarisation entre une droite religieuse et une droite libérale, le secrétaire général du Mouvement des Patriotes Démocrates (MOPAD), Chokri Belaïd, appelle , quant à lui, à la constitution d'un front patriotique et progressiste des forces de gauche et progressistes, sur la base d'un programme commun qui matérialise les vrais objectifs de la Révolution.