Cette image sera automatiquement bloquée après qu'elle soit signalée par plusieurs personnes.
Le dossier est, délibérément, étouffé par les ministères de l'Intérieur et de la Défense L'interview du dimanche Leila Haddad, avocate des martyrs et blessés de la Révolution
Notre invitée pour cette semaine appartient à un corps militant, un corps qui n'a pas baissé les bras pendant les années de braise comme l'ont fait beaucoup d'autres. Bien au contraire, il a tenu la dragée haute à Ben Ali, il multipliait son action et l'endurcissait à chaque fois que le régime essayait de serre l'étau autour de lui. Il s'agit des avocats. Maître Leila Haddad est l'une de ces figures rayonnantes qui ont fait le printemps de la Tunisie, elle a poursuivi son action militante avec le même entrain et la même détermination défendant avec acharnement les martyrs et les blessés de la Révolution exactement comme elle les a soutenus pendant leur lutte contre le despotisme. On s'est adressé à elle pour qu'elle nous renseigne sur ce fameux dossier, qu'elle défend, sous ses différents aspects dont la multitude constitue une stratification qui s'est amplifiée avec le temps et traduit sa complexité, une complexité le rendant difficilement appréhendable. On garde les mêmes noms pour faire croire à un simulacre de procès -Le Temps : qu'est-ce qu'on pourrait dire des jugements primaires des tribunaux militaires ? Maître Haddad : 95% des affaires de meurtre sans accusés de meurtre. Les incriminés restent, principalement, les hauts responsables du ministère de l'intérieur, à savoir Rafik Haj Kacem, le directeur général de la sûreté présidentielle, Ali Seriati, le directeur général de la sûreté nationale, Adel Tiouiri, le directeur de la sécurité publique, Lotfi Zouaoui, le directeur des unités d'intervention, Jalel Boudrigua et le directeur de la garde nationale Med Amine El Abed. Je pense que la scène des tentes installées pour fêter le jugement des meurtriers des martyrs et blessés de la Révolution et qui ont abrité leurs familles tout au long des dix mois des procès marathoniens des tribunaux militaires de Tunis et du Kef, était limité à ces seuls noms et à quelques autres très limités en nombre faisant croire à tout le monde qu'ils étaient suffisants pour fermer les dossiers au nom d'un procès équitable. La démarche poursuivie dans ces procès n'était pas normale et ne se conformait pas à l'esprit de la Révolution, ni aux dispositions des articles du code des procédures pénales et du code criminel. Manifestement, on n'a pas le droit de rêver que ces affaires se déroulent sous l'égide de lois spéciales dans un procès qui soit digne de nos martyrs et transperçant le catéchisme, les murs et les caves du ministère de l'intérieur. Il se pourrait que la révélation de la vérité soit dure et pénible pour une institution ayant pratiqué toutes les formes de terrorisme et de tyrannie durant 23 ans. Les responsables politiques et les magistrats, les artisans de la disparition des preuves -Vous soupçonnez des parties bien déterminées d'avoir faussé les documents dans ces procès ? -Tous les responsables politiques qui se sont relayés aux postes d'influence et qui ont maintenu les responsables et directeurs du ministère de l'intérieur impliqués dans les meurtres pendant cette période-là au cours de laquelle on a procédé à l'élimination des dossiers compromettants. Ces derniers n'ont été démis de leurs fonctions qu'avec la nomination de Farhat Rajhi à la tête de ce ministère. Les responsables de la dissimulation de la vérité sont, également, les juges et en particulier le parquet général présidé par le ministre de la justice, Karoui Chebbi, et les magistrats instructeurs, et je dirais même la société civile qui s'est retirée de cette affaire et a laissé les familles des martyrs et blessés lutter contre leur destin toutes seules, exception faite, toutefois, de l'association des femmes démocrates qui a, toujours, été présente pour superviser les jugements. L'histoire ne pardonne pas les autres. Prétendre que l'époque de l'après 14 Janvier était celle de l'anarchie et de l'insécurité est un prétexte pour occulter la vraie intention, celle d'assassiner un dossier incriminant tous les responsables politiques et les magistrats que je viens de citer. Les nombreuses défaillances du parquet général -Par quoi expliquez-vous tout ce retard pour en finir avec le dossier des martyrs et blessés de la Révolution et à qui a en imputez-vous la responsabilité? -Si cette affaire se trouve au point mort, c'est, certainement, à cause de l'absence d'une volonté politique, ce qui veut dire que procéder à de nouvelles enquêtes serait vain tant que cette condition n'est pas remplie. En ce qui concerne la responsabilité, les parties impliquées sont nombreuses. Je cite, en premier lieu, les hôpitaux qui ont maquillé les crimes en livrant aux familles des martyrs des certificats médicaux falsifiés où ils cachaient la vraie cause du décès qui est, comme tout le monde sait, les balles et non pas le prétendu arrêt cardiaque, et ce qui s'est passé avec le chef du service des urgences de l'hôpital « Keireddine », condamné pour cette raison, en est la parfaite illustration. La deuxième partie ayant joué un rôle déterminant dans l'occultation de la vérité c'est le ministère public qui soit n'a pas ordonné d'autopsies, soit il l'a fait sans demander aux centres hospitaliers qu'on lui remette les balles meurtrières qui étaient, de ce fait, enterrées avec les cadavres, et, ainsi, les preuves étaient ensevelies au fond de la terre. Quant à la troisième partie responsable du retardement du dossier, elle est celle incarnant l'autorité et la force, à savoir le ministère de l'intérieur et le ministère de la défense. « Détournement » des dossiers des martyrs et blessés vers les tribunaux militaires -On a compris l'implication des deux premières parties, mais pas celle des ministères que vous venez d'évoquer. Pouvez-vous éclaircir ce point ? -L'opération de camouflage des crimes a commencé à la mi-janvier, juste après la fuite de Ben Ali, ce processus était déclenché, précisément, le 15 de ce mois quand les familles des martyrs, accompagnés de leurs avocats, se sont démenées pour déposer plainte auprès des tribunaux judiciaires. En agissant de la sorte, elles se sont supplées au ministère public chargé, selon la loi, d'ouvrir ce dossier qui n'a, donc, connu la voie des tribunaux que sur l'intervention de la défense, c'est-à-dire que l'accusation n'a pas été soulevée par cette autorité juridique habilitée à le faire et qui s'est, alors, illustrée par son absence dans cette affaire relevant de ses prérogatives. Les enquêtes n'ont démarré que le 16 février et se sont poursuivies jusqu'au 6 mai, date du transfert du dossier au tribunal militaire. Pendant toute cette période, ces dernières n'ont pas avancé d'un iota à cause du rôle joué par le ministère de l'intérieur, surtout à l'époque de Ahmed Friâa, pour vider le dossier en faisant disparaître toutes les preuves accablant ses agents et fonctionnaires. Tout ce qu'a fait le doyen des juges des enquêtes judiciaires c'était l'interpellation des responsables de cet établissement, à savoir l'ex ministre de l'intérieur et quelques officiers supérieurs. Quand il était nommé à la tête de ce ministère, Farhat Rajhi a, implicitement, confirmé les accusations révélées en démettant de leurs fonctions 47 officiers supérieurs. Pour ce qui est du rôle du ministère de la défense dans l'orientation des enquêtes et, par conséquent, le changement du cours des événements, il suffit de rappeler le fait qu'il s'est emparé du dossier qui a quitté les bâtiments de la justice civile et s'est, subitement, trouvé entre les murs des tribunaux militaires. Eloignement délibéré des avocats pour affaiblir le dossier -Comment cela s'est produit et sur quelle base a été décidé le transfert du dossier ? -Le transfert a eu lieu, comme je l'ai précisé, le 6 mai après avoir passé cinq longs mois dans les tiroirs des tribunaux de la justice civile sans que les enquêtes ne progressent, bien au contraire, plus le temps passait, plus le dossier s'allégeait et se fondait comme la neige sous les rayons ardents du soleil. On a procédé à ce transfert en s'appuyant sur l'article 22 qui accorde les prérogatives aux tribunaux militaires chaque fois que les forces de l'ordre sont partie au procès, mais le plus inquiétant et l'indice qui trahit l'intention des responsables de faire disparaître le dossier pour le clore définitivement c'est l'application de l'article 7 qui interdit, expressément, aux familles des martyrs de faire appel à leurs avocats pour les représenter à toutes les étapes de l'enquête sachant que l'amendement de cet article du mois de juillet 2011 n'est entré en vigueur que le 16 septembre, c'es-à-dire le lendemain de la proclamation de la sentence par la chambre d'accusation de Tunis après que la même instance du Kef ait pris la même résolution le 9 du même mois et ce pour barrer la route à toute nouvelle preuve. Tous ces éléments mettent en évidence une volonté préméditée et un plan bien ficelé, préparé à l'avance par les autorités chargées du dossier dans le but d'exclure les avocats et les empêcher de jouer un rôle dans cette affaire. Les militaires partagent la responsabilité des meurtres avec les forces de l'ordre -Quel est l'intérêt du ministère de la Défense à dissimuler la vérité ? -Que tout le monde sache que notre accusation de ces deux instances n'est pas gratuite, elle repose sur des preuves tangibles et irréfragables, elles sont toutes deux impliquées dans ces crimes et leurs mains sont tachées du sang de nos enfants. Malgré tout ce qu'on dise à propos du rôle positif joué par l'armée au cours des événements, elle n'est pas tout à fait innocente comme le prétendent certains. Elle est entrée en scène au lendemain du départ de Ben Ali et s'est, tout de suite, partagée le terrain avec les forces de l'ordre- représentées par la sûreté présidentielle, les unités d'intervention et la sûreté publique qui assument seules la responsabilité de tous les meurtres perpétrés entre le 17 Décembre 2010 et le 14 Janvier2011-. En témoignent les différentes actions en justice intentées contre des militaires. La dernière preuve en date c'est ce qui s'est passé, le 31 juillet dernier, dans le procès de Med Amine Grami, le gardien de prison tué par un snipper pendant qu'il accomplissait son service de surveillance au 6ème étage où on a placé des prisonniers d'opinion transférés de la prison « Borj Roumi » à celle de « Bougatfa » par mesure de sécurité à la suite de l'état d'anarchie et de chaos qui ont sévi dans les centres pénitenciers. Son assassin c'est un brigadier-chef dans l'armée qui a reconnu son crime devant le procureur général et l'a niée, par la suite, au procès du mois d'août dernier. Le jugement a été faussé, dans ce procès, et ce en dépit du grand travail réalisé par le troisième magistrat instructeur de Bizerte qui a appliqué toutes les procédures légales comme des lieux du crime, l'audition des témoins, l'autopsie et les expériences balistiques. C'était un dossier témoignant de la compétence et du sens de professionnalisme de son auteur, et on aurait aimé que les autres dossiers aient bénéficié du même intérêt et soient traités de la même manière. La révélation de la vérité est tributaire de la volonté politique -Avez-vous obtenu durant toute cette période des preuves accablant les forces de l'ordre et l'armée ? -Oui, je cite, à titre d'exemple, l'agent Bilel Chaïbi qui a témoigné contre le nommé Karim Ben Salem, l'ex chef du poste de police du Kram, il y a aussi Noureddine Lassoued qui est un témoin capital, mais qu'on a, malheureusement, arrêté à la suite des événements de « Al Abdelliya » en vue de faire disparaître les preuves et l'écarter de l'affaire. Toutefois, malgré l'importance de ces témoins, il existe des moyens très simples qu'on pourrait employer pour fournir des preuves et inculper les coupables. Parmi ces moyens, il y a le plan d'emplacement des unités sur le terrain, le registre des munitions et les enregistrements. J'ai, personnellement, pris contact avec la salle d'opérations de la garde nationale pour obtenir toutes les communications enregistrées entre le 13 et 17 janvier, mais les responsables m'ont fait savoir que le matériel était en panne en cette période, des prétentions démenties, d'une manière catégorique, par le directeur Med Amine El Abed et un autre officier du même corps. -Si vous nous parliez des différentes phases par lesquelles sont passés les dossiers des blessés. -90% d'entre eux ont été conservés par l'instruction militaire en raison de la non identification des contrevenants, et les dossiers sont transférés à la justice administrative pour recommencer le marathon des procès des blessés dont certains sont amputés de jambes ou bien gardent encore des balles enfouies dans le corps, le butin qu'ils ont gagné d'une Révolution qui a émerveillé le monde et enrichi certains. Au niveau de l'appel, le tribunal chargé de l'affaire essaie de raccommoder le dossier au tant qu'il peut pour absorber la colère des familles des victimes et ce en acceptant quelque demandes formulées par les avocats et refusées par le tribunal de première instance militaire parmi lesquelles les registres des munitions et le positionnement des unités de l'ordre sur le terrain pendant les opérations de meurtre. La question qui s'impose : pourquoi les avoir refusées à une étape où il était possible de découvrir quelques vérités et les avoir autorisées après un an et demi ?!!! Le temps est capable de faire disparaître toutes les preuves du crime... c'était le but poursuivi de toute cette scène. Les meurtriers sont récompensés par des promotions professionnelles -Et quel est le sort du dossier des martyrs ? -On garde le statuquo, même si après la grève de la faim observée par les familles des martyrs du Kram, le parquet militaire a promis l'ouverture d'une recherche d'investigation, puisque jusqu'à aujourd'hui il n'y a pas de vraie initiative. J'ai, personnellement, présenté plusieurs demandes dans ce sens concernant le meurtre des martyrs Zouhaier Souissi à Hammamet et Wael Khalil à Nabeul, dix mois se sont écoulés depuis et toujours rien. Et il faut ajouter à cela six demandes déposées devant le tribunal du Kef dans des affaires d'enquête se rapportant aux martyrs de la cité Ezzouhour de Kasserine, ces affaires restent encore ouvertes sans qu'elles ne connaissent aucune évolution. Je voudrais, également, dénoncer une duperie : le dossier des affaires de Tala, Kasserine, Kairouan et Tajerouine n'évoque, en réalité, que celle de Tala et les inculpés sont seulement ceux de cette délégation, et pour ce qui est des inculpés dans le meurtre des 14 martyrs de Kasserine, ils étaient épargnés par l'enquête, et le dossier ne contient que les témoignages des familles des victimes. Celui-ci est vide et, par conséquent, nous sommes, en appel, devant un dossier agonisant. Tout ce qu'on essaye de faire c'est de faire découvrir, peu à peu, à ces familles la vérité qui consiste à ce que leurs fils sont morts et qu'il n'y a pas de meurtriers réels, d'ailleurs, comme c'est le cas des snippers. On essaye de leur faire comprendre que les procès donnent gain de cause aux forces de l'ordre et aux militaires et déboute les martyrs, décidément, les seuls coupables. A preuve, les promotions professionnelles obtenues par les incriminés dans ces meurtres. C'est la « vérité » qu'ils devraient avaler à petites gorgées. Les gouvernement successifs se servent du dossier médiatiquement pour la propagande politique -Est-ce que vous avez constaté une différence dans le traitement du dossier entre le gouvernement actuel et ses prédécesseurs ? -De toute évidence, non ! Le même comportement se poursuit, ils s'en servent tous médiatiquement pour la propagande politique, mais réellement, ils l'ignorent et se l'envoient comme s'il était une maladie contagieuse, une peste dont ils veulent se débarrasser au plus vite. J'ai, presque, rencontré toutes les parties parmi lesquelles je cite Mrs Dilou, Laârayedh, Ben Jaâfar et des députés constituants surtout ceux appartenant à la commission des martyrs et blessés sans rien obtenir excepté les visites de courtoisie qu'ils ont daigné nous accorder. Nous sommes déterminés à épuiser tous les moyens en utilisant toutes les voies légales avant de nous adresser à la cour internationale de justice.