La publication simultanée de la récente proposition marocaine d'une «région autonome du Sahara», de la contre-proposition par le Front Polisario d'une indépendance qui garantit les intérêts marocains dans cette région et de la résolution adoptée par le Conseil de sécurité le 30 avril dernier appelant à des négociations directes entre les parties laisse entrevoir une avancée dans le règlement du conflit sur le Sahara occidental qui dure depuis plus de trente ans et dont le coût élevé, en termes de pertes sèches et de manques à gagner, est de moins en moins supportable pour les pays de la région et la communauté internationale. A propos de la position tunisienne sur le conflit du Sahara occidental qui oppose le Maroc d'un côté et l'Algérie et le Front Polisario de l'autre, on m'a raconté l'anecdote fort édifiante que je rapporte ici : un jour, un diplomate frais émoulu a cru devoir expliquer au défunt président Habib Bourguiba que la Tunisie avait tout intérêt à un règlement rapide de ce conflit qui empoisonne les relations inter-maghrébines depuis 1975, ajoutant qu'il était personnellement disposé à plancher sur une ébauche de solution que le Combattant suprême pourrait éventuellement proposer à ses homologues marocain et algérien, à l'époque les défunts roi Hassan II et président Houari Boumediene. Curieux mais incrédule, le vieux chef donna son feu vert. Quelque temps après, le jeune diplomate remit sa copie au président et lui expliqua les démarches diplomatiques qui, selon lui, étaient en mesure de débloquer la situation et de baliser la voie à une solution à la tunisienne, c'est-à-dire consensuelle et inspirée de la théorie bourguibienne des étapes. Après avoir écouté attentivement les détails de la solution préconisée, le président Bourguiba lança à son jeune interlocuteur sur un ton goguenard: «Mon fils, vos idées sur la question sont très intéressantes, mais quel intérêt la Tunisie a-t-elle à proposer sa médiation entre deux pays frères et amis au risque de les hérisser tous les deux ?» J'émets des doutes sur l'authenticité de cette scène. Si je la rapporte ici c'est pour m'inscrire en faux contre une vision communément admise selon laquelle notre pays n'a aucun intérêt à œuvrer pour une solution du conflit du Sahara occidental. Car, l'enlisement de ce conflit nous en coûte, indirectement, à nous autres Tunisiens, autant qu'à nos partenaires maghrébins qui y sont directement impliqués (Maroc, Algérie, Mauritanie, Polisario) et à la communauté internationale à travers les Nations-Unies, qui supportent les frais du maintien d'une force d'observation (du cessez-le-feu de 1991) et d'une aide économique, sans parler des réfugiés sahraouis, qui vivent, certains depuis plus de trente ans, à Tindouf, dans l'extrême Sud de l'Algérie, dans des camps de fortune et des conditions de dénuement total, dont j'ai témoigné personnellement dans un reportage réalisé dans cette région, ainsi qu'à Tifariti, un camp militaire du Polisario proche de la frontière du Sahara administré par le Maroc (''Voyage dans le fief du Polisario'', Jeune Afrique n° 2233, 26 octobre 2003). Les parties concernées par le conflit répugnent à faire des compromis sur les éléments fondamentaux de leurs positions respectives et semblent même accepter le statu quo, dont le seul avantage est de retarder un règlement qui pourrait leur être défavorable et bouleverser ainsi les équilibres internes et externes. Dans un rapport intitulé «Sahara occidental : sortir de l'impasse», publié le 11 juin dernier, l'International Crisis Group (ICG), un think tank basé à Bruxelles, explique cette impasse par de nombreux facteurs, notamment : - «la mesure dans laquelle certains parmi les dirigeants marocains, algériens et du Polisario trouvent leur intérêt dans le statu quo»; - «la marge de manœuvre limitée dont disposent tant la monarchie marocaine que la présidence algérienne, notamment vis-à-vis de leurs commandements militaires respectifs»; - «l'absence de pression de la part de l'opinion publique marocaine et algérienne pour provoquer un changement de politique»; - «l'isolement du Front Polisario, installé à Tindouf, de l'opinion publique du Sahara occidental»; - «et le fait que, depuis la signature du cessez-le-feu en 1991, le coût politique de l'intransigeance est apparu comme étant inférieur au coût potentiel d'un changement d'attitude». Il n'en demeure pas moins que l'enlisement de ce conflit, l'un des plus anciens et des plus négligés du monde, a «un prix très élevé que tous, les Etats mais aussi et surtout les populations, paient», comme l'a expliqué un autre rapport de l'ICG, «Sahara occidental : le coût d'un conflit», publié lui aussi le 11 juin. «Les Sahraouis des camps de Tindouf vivent dans l'exil, l'isolement et le dénuement; ils se sentent chaque jour davantage oubliés par la communauté internationale; ils vivent sous l'autorité d'une structure étatique en exil faiblement démocratique (le Polisario et la République arabe sahraouie démocratique), dont certains dirigeants sont soupçonnés de s'enrichir en détournant les aides internationales. Le Polisario doit également faire face aux grondements intensifiés d'une base dont le moral et l'unité faiblissent après des années de paralysie et d'immobilisme», note le rapport. Qui ajoute : «Les Sahraouis de la partie du territoire contrôlée par le Maroc (environ 85 pour cent) vivent dans des conditions matérielles plus satisfaisantes, notamment grâce aux lourds investissements consentis par le royaume chérifien. Néanmoins, il leur est pratiquement impossible d'exprimer des opinions autres que pro-marocaines. Les autorités marocaines étouffent toute revendication d'indépendance (...) Les nombreux avantages accordés par Rabat aux Marocains qui s'installent au Sahara occidental attire des populations du Nord du Maroc. La balance démographique en est chamboulée: les Sahraouis seront très prochainement minoritaires sur leurs terres, ce qui renforce leur sentiment de dépossession». Les coûts pour le Maroc ne sont pas moindres. Car, outre les centaines de militaires marocains, qui ont été longtemps détenus et torturés par le Polisario, Rabat supporte un «coût économique exorbitant (budget militaire, investissement dans les "Provinces du sud", exonérations fiscales, salaires des fonctionnaires plus élevés)», qui aurait été utilisé pour accélérer le développement du royaume, dont les retards en la matière sont criants. «Ce manque à gagner [est] d'autant plus grave que la pauvreté qui règne dans les bidonvilles suscite l'essor d'un mouvement islamiste salafiste», expliquent les auteurs du rapport. L'Algérie, qui soutient les revendications du Polisario, supporte, de son côté, l'essentiel des besoins des réfugiés sahraouis vivant sur son territoire et des aides financières et logistiques dont l'hypothétique RASD (République arabe sahraoui démocratique, entité créée par le Polisario) a besoin pour exister sur le plan diplomatique, sans parler de la tension que ce conflit fait perdurer à ses frontières occidentales (avec le Maroc) et méridionales (avec l'immense banque saharienne). Pour les cinq pays de l'Union du Maghreb arabe (Mauritanie, Maroc, Algérie, Tunisie et Libye), entité régionale qui n'a pu réunir sa principale instance, le sommet des chefs d'Etats, depuis 1994, le coût global de l'enlisement du conflit du Sahara occidental est lui aussi important, dans la mesure où ce dossier contribue au blocage de la construction régionale. «Ce qui génère des retards en termes d'intégration économique, de faiblesse des investissements étrangers et de perte de points de croissance du PIB», écrivent les auteurs du rapport. Ces derniers soulignent un autre problème, plus grave peut être, que pose aujourd'hui «la zone mal gouvernée qui comprend le Sahara occidental, le Nord de la Mauritanie et le Sud-ouest algérien», qui est en passe de devenir une zone grise propice à tous les trafics et, surtout, à l'essaimage des groupes salafistes, conséquence du peu de coopération en matière de sécurité entre les pays de la région.