Dans une conférence de presse, donnée, jeudi soir 29 novembre, au palais du gouvernement à la Kasbah et retransmise en direct par la Télévision nationale, le chef du gouvernement, Hamadi Jébali, a accusé des réactionnaires, ennemis de la révolution, et des forces hostiles à la légitimité électorale, réunis, se cachant derrière le paravent de la Centrale syndicale, l'Union générale tunisienne du travail, d'avoir fomenté les troubles enregistrés, ces derniers jours, à Siliana et autres villes du même gouvernorat, dans le but de faire régner le chaos, capoter les acquis de la révolution , en matière de transition démocratique, et hâter la chute du gouvernement. Aussi, une des demandes des manifestants était le départ du gouverneur, a-il- dit ajoutant avoir refusé catégoriquement de céder sur ce point parce que le gouverneur représente la légitimité. D'autant que les forces hostiles, en question, ne se seraient pas arrêtés là et auraient poussé plus loin pareilles demandes. Les manifestants réclamaient, ouvertement, la chute du gouvernement. Il a souligné que son gouvernement est issu, légalement et démocratiquement, des urnes, dans le cadre de l'élection de la Constituante, et bénéficie, par conséquent, de la légitimité populaire. Aussi, seul un scrutin général libre et démocratique peut décider de son départ, a-t-il déclaré. Le chef du gouvernement a regretté et fermement condamné la violence qui a marqué les manifestations organisées dans les villes du gouvernorats de Siliana, dans le cadre d'une grève générale, décidée à la suite d'une altercation entre deux employés du gouvernorat et qui a occasionné des dégâts matériels énormes et de nombreux blessés parmi les manifestants et les forces de l'ordre. Refus catégorique de la violence En attendant les conclusions d'une commission indépendante d'investigations sur les causes réelles et le déroulement exact des évènements, Hamadi Jébali a été catégorique sur le fait que ce sont les manifestants dont beaucoup avaient été amenés, par bus, de l'extérieur du gouvernorat, qui ont été les premiers à recourir à la violence, sous différentes formes, tandis que les forces de l'ordre, constituées, aussi, pour la plupart de renforts acheminés d'autres villes, n'ont fait que se défendre, en protégeant les institutions publiques attaquées, notamment le siège du gouvernorat de Siliana. Les forces de l'ordre, a-t-il dit, étaient acculées soit à se retirer, et abandonner la ville de Siliana à son sort , soit à accomplir leur devoir, et dans ce dernier cas, elles avaient à choisir entre utiliser les balles réelles, et tuer les gens, ou recourir aux balles en caoutchouc et aux cartouches à plombs, quitte à blesser quelques uns des milliers de protestataires qui les attaquaient, parfois . Dans les autres villes du gouvernorat comme Makthar et Kesra, faute d'agents de sécurité pour les protéger, plusieurs institutions publiques dont des postes de police et de la garde nationale, ont été incendiées et pillées. On déplore 72 blessés parmi les forces de sécurité et 124 parmi les manifestants. Le chef du gouvernement a appelé les partis politiques et les acteurs de la société civile à tirer les leçons de ces évènements regrettables et à prendre une position claire et sans ambigüe contre la violence, mettant l'accent sur l'attachement du gouvernement au dialogue en tant que voie idoine pour surmonter les difficultés et aller de l'avant dans la construction démocratique, car, a-t-il dit, le perdant c'est la révolution et le pays dans son ensemble. Cependant, a-t-il précisé, rien ne justifie plus le recours à la violence, maintenant que grâce à la révolution, tous les citoyens ont l'opportunité de participer, de manifester pacifiquement, sans aucune entrave, et de s'exprimer librement à propos de tout et en toute sécurité, dans le cadre et les espaces offerts par les partis politiques et les nombreuses autres structures de la société civile, sous l'œil vigilant d'une presse libre. Le chef du gouvernement a conclu en soulignant qu'autant le gouvernement est attaché au dialogue, autant il est décidé à s'opposer, avec force, aux plans inavoués de tous ceux qui choisissent la terreur et la coercition pour imposer leurs manières de voir, et renverser la légitimité, quels que soient les systèmes de pensée dont ils se réclament, de type religieux ou de type anarchiste révolutionnaire. Salah BEN HAMADI ---------- Mécontentement et violences à Siliana La raison n'a pas l'air de prévaloir ? Le ministre de l'Intérieur attaque Chokri Belaïd «Ali Lâarayedh est un bon disciple de Ben Ali dans ce domaine», répond Mohamed Jemour «C'est le gouverneur qui a mis le feu aux poudres», déclare Belgacem Ayari Trois journées infernales où des manifestations houleuses à Siliana, ont nécessité le retrait des forces de l'ordre pour voir l'entrée de l'armée sur scène, on s'attendait au retour au calme. Une rencontre a eu lieu hier entre Hamadi Jébali chef du Gouvernement, Houssine Abbassi, secrétaire général de l'Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) et Mustapha Ben Jâafar, président de l'Assemblée Nationale Constituante. La veille, les déclarations incendiaires sur les plateaux de télévision ne poussaient pas à l'accalmie. Ali Lâarayedh, ministre de l'Intérieur a déclaré, en substance sur la chaîne Al Watanya 1 : « Des groupes se cachent parfois sous la couverture du syndicat et d'autres sous celle d'un parti. Des noms connus, ainsi que leurs partis ne cherchent qu'à faire capoter l'action du gouvernement au niveau central et dans les régions...Certaines personnes parlent au nom du syndicat. Un parti politique parle au nom de l'UGTT. Moi je considère que Me Chokri Belaïd, parle parfois au nom de l'UGTT. Là où se trouve son parti, il y a des appels à l'anarchie, à la destruction de biens et à la violence partout où il va. Il ne reconnait ni l'Etat, ni la légitimité du pouvoir, ni les lois sauf lorsque cela concerne les autres. La loi s'applique pour tout le monde sauf pour lui ». Dans une déclaration au Temps, Mohamed Jemour, secrétaire général adjoint du Parti Unifié des Patriotes Démocrates a affirmé : « Tel qu'il a présenté les choses, c'est, avant tout, une insulte aux habitants de Siliana. Il veut faire croire que c'est une population dépourvue d'intelligence et manipulable. Il aurait suffit d'un individu intelligent pour les manipuler à sa guise. Deuxièmement, il s'agit d'une insulte à l'UGTT, parce que c'est l'union régionale qui a appelé à la grève générale. Nous y avons nos militants. Les décisions y sont prises de façon démocratique. Nos militants ont pris une part active dans la réussite de la grève générale au même titre que les militants du Front populaire. Cela va de soit qu'ils soient aux premiers rangs. Troisièmement, le fait que Ali Lâarayedh pointe du doigt Chokri Belaïd, nous rappelle les pratiques de l'ancien régime où chaque fois que des citoyens manifestent, on prétend qu'ils sont manipulés par des partis politiques. Ali Lâarayedh est un bon disciple de Ben Ali dans ce domaine. Nous avons la preuve que le ministère de l'Intérieur se cache derrière les calomnies contre Chokri Belaïd. Aujourd'hui, nous faisons assumer la responsabilité à M. Ali Lâarayedh et son département sur tout ce qui peut porter atteinte à son intégrité physique. Nous sommes en droit de défendre l'honneur et l'intégrité de notre camarade Chokri Belaïd ». Au sein de l'Assemblée Nationale Constituante (ANC), Sahbi Atig, président du groupe d'Ennahdha avait déploré hier la politisation de ce qui s'est passé à Siliana et reproché au constituant Iyad Dahmani de s'être déplacé à Siliana dont il est originaire. « Vous avez politisé l'affaire. Qu'est-ce que vous êtes allé faire là-bas, vous et les syndicalistes corrompus », dit-il. Belgacem Ayari, Secrétaire général adjoint de l'UGTT a réagi sur les ondes de MosaïqueFM, en affirmant que « les revendications de développement sont légitimes. Je m'étonne de la réaction du représentant du mouvement Ennahdha. Les citoyens ont le droit de se rendre à Siliana. Nous dénonçons cette déclaration qui touche l'image de l'UGTT ». Concernant les violences subies par les forces de l'ordre, selon les propos d'Ali Lâârayedh, Belgacem Ayari, a rappelé la « solidarité de l'UGTT avec tous ceux qui subissent la violence quelle que soit son origine. Ce qui s'est passé à Siliana, c'est que les bombes lacrymogènes ont compliqué la situation. Il y a eu de légers affrontements qui auraient pu être gérés autrement et la marche aurait pu connaître une fin sans heurts et sans violence. Pourquoi, s'obstiner à occulter le vrai problème ? C'est le gouverneur qui a mis le feu aux poudres. Lorsqu'un télégramme annonçant la grève générale lui a été envoyé, il pouvait tenir une réunion de travail et de dialogue. La marche n'est pas un objectif en soi. Aller jusqu'à utiliser la poudre est inconcevable. Il fallait résoudre tous les problèmes par le dialogue ». Dans un communiqué, publié par Ennahdha, celle-ci appelle «au calme, à déterminer la responsabilité de chacun et à donner à l'administration et aux autorités régionales et centrales la possibilité de stopper les affrontements et de réaliser les revendications légitimes du gouvernorat». Ennahdha jette la responsabilité sur «des parties étrangères au gouvernorat qui ont dévié les revendications légitimes au développement et à l'emploi pour attaquer l'Etat et ses symboles, rejeter le dialogue avec les responsables régionaux et conduire les événements vers des affrontements sanglants avec les forces de l'ordre». Des milliers de citoyens se sont déplacés, hier d'Errouhya, Bargou et d'ailleurs à Siliana pour soutenir les habitants de cette ville. A l'ANC beaucoup de voix se sont élevées contre l'utilisation disproportionnée de la force. Les images qui ont circulé sur l'état des blessés ont affecté l'opinion publique. La voix de la raison finira-t-elle par prévaloir ? Hassine BOUAZRA ------------ Le brouillon de la Constitution sous la loupe des juristes Un texte en deçà des attentes... Des juristes tunisiens et étrangers ont estimé, hier, que le brouillon de la comporte des limitations “abusives" aux droits fondamentaux et aux libertés malgré des avancées par rapport à la Constitution de 1959 . Réunis à l'occasion d'une table ronde organisée hier à Tunis sur le thème “Analyse du projet de Constitution en Tunisie: la limitation et la suspension des droits fondamentaux" par l'ONG Democracy Reporting International (DRI), qui se présente comme étant une organisation indépendante et non partisane et œuvre à promouvoir la gouvernance démocratique et participative en tant que droit humain ainsi que la redevabilité des gouvernements envers leurs citoyens, ces juristes ont examiné l'opportunité d'intégrer des clauses limitatives des droits fondamentaux dans la Constitution tunisienne. Le professeur de droit à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis , Slim Laghmani , a souligné de prime abord que l'actuel projet de Constitution comporte des avancées par rapport à la Constitution de 1959 qui était en vigueur jusqu'à la chute de l'ancien régime. “La Constitution de 1959 contient tout ce qu'il ne faut pas faire . Elle comporte une clause générale de limitation des droits fondamentaux et stipule que les citoyens exercent la plénitude de leurs droits dans les limites de la loi ainsi que des clauses ponctuelles de limitation des droits et des libertés", a-t-il déclaré. S'agissant du brouillon de la Constitution en cours d'élaboration , M. Laghmani a fait savoir que la première mouture du texte fondamental ne comporte pas une clause générale de limitation des droits fondamentaux mais des clauses ponctuelles. Il a notamment cité, dans ce cadre, l'article stipulant que le droit à la vie est sacré tout en précisant qu'il ne peut lui être porté atteinte que dans les cas fixés par la loi. La limitation mise est ainsi remise, selon lui, au législateur, c'est à dire au parti majoritaire au sein du parlement Termes vagues Autres exemples des limitations des droits fondamentaux comprises dans le projet de Constitution: le droit à la grève est limité par les menaces à la vie et à la santé alors que le droit d'organisation et de réunion est limité par les menaces contre la sécurité nationale. La liberté d'expression , d'opinion et de création artistique , d'information et de publication est , quant à elle, bridée par la protection des droits d'autrui et de leur sécurité. “Des termes vagues persistent dans le projet de Constitution avec des renvois systématiques à la loi . Il n' y a pas aussi ce qu'on appelle des limites aux limites des droits fondamentaux et de proportionnalité des limites aux objectifs poursuivis", souligne M. Laghmani. Et d'ajouter: “ Il n' y a également aucune disposition relative aux voies de recours contre les limitations des droits fondamentaux devant les tribunaux . Le projet de Constitution est globalement décevant D'autre part, M. Laghmani a analysé les propositions de la commission de coordination et de rédaction de la Constitution ont introduit de nouvelles limites qui n'existaient pas dans le brouillon de la Constitution comme le respect des procédures légales en matière de création des partis, des syndicats et d'associations ou encore la limitation de la liberté d'information et de la création artistique et littéraire par la préservation de l'ordre public, la moralité publique et la sécurité nationale. Selon le juriste tunisien, qui est par ailleurs le directeur du laboratoire “Droit de l'Union européenne et relations Maghreb-Europe", les propositions de la commission de coordination et de rédaction de la Constitution introduit , toutefois, une limite aux limitations des droits fondamentaux, en l'occurrence le fait de ne pas constituer une atteinte à l'essence du droit. “globalement le projet de Constitution est en deçà des attentes et des standards des constitutions rédigées après des transitions démocratiques comme la Constitution sud africaine". Voies de recours Pour pallier aux faiblesses du brouillon de la Constitution, M. Laghmani propose la mise en place de voies de recours constitutionnelles et judiciaires contre toute violation éventuelle de l'essence des droits fondamentaux, l'établissement d'une liste de droits indélogeables même dans une situation exceptionnelle comme l'état d'urgence ou l'état de siège et l'introduction du principe de la proportionnalité des limites des droits fondamentaux aux objectifs poursuivis. En ce qui concerne le droit à la vie, il estime que la peine capitale ne doit pas être appliquée aux personnes de moins de 18 ans , aux femmes enceintes et pour les personnes poursuivies pour des crimes n'ayant pas abouti à un homicide , y compris celles du complot contre la sûreté de l'Etat . Dans ce même ordre d'idées, Xavier Philippe , professeur de droit public à l'Université Paul Cézanne Aix Marseille III qui analyse le processus constituant tunisien depuis les élections du 23 octobre 2011, a fait savoir que le droit international relatif aux droits de l'homme contient un certain nombre d'éléments clefs dont l'objectif est de s'assurer que ces limitations ne portent pas pour autant atteinte aux droits. Il s'agit de la définition claire des raisons de limitation, du fondement juridique bien défini et ma mise en place des voies de recours efficaces contre d'éventuelles violations des droits de l'Homme.