AGNES CALLAMARD (présidente de l'ONG «Article 19» «En début 2013, la situation de la liberté de la presse et de l'expression en Tunisie ne donne pas lieu à autant d'optimisme que l'on aurait pensé, il y a un an» C'est sous le thème de «La protection de la liberté d'expression, d'association et de manifestation pacifique dans l'espace public», que le congrès nord-africain de l'organisation «Article 19», bureau Tunisie, a eu lieu les 21 et 22 mars 2013. En marge de ce symposium, Le Temps s'est entrevu avec la présidente de ladite ONG, Mme Agnès Callamard afin de connaitre son analyse de la situation actuelle des médias tunisiens, un an après l'ouverture du bureau «Article 19» Tunisie. Le Temps : Aujourd'hui, peut-on parler de changement dans la stratégie chez Article 19 ? Etant donné qu'auparavant il s'agissait de séminaires portant uniquement sur les régions tunisiennes. Maintenant, on parle plutôt de congrès nord africain où il s'agit d'une vision plus globalisante. Agnès Callamard : Non, il ne s'agit pas du tout d'un changement de stratégie, mais simplement d'une approche un peu plus différente dans la mesure où nous avons réalisé que les blocages qui ont lieu en Tunisie relatif à la démocratisation, sont les mêmes que l'on retrouve dans les pays qui ont fait le «Printemps arabe», la Tunisie, la Libye et l'Egypte. Ils ont une expérience en commun, qui ont nt connu le même changement à peu près dans la même période. Après une année d'euphorie, ces trois pays font face à des blocages. Je citerai l'exemple de la Tunisie où les lois de 2011 ne sont toujours pas mises en œuvre. En Egypte, nous avons un blocage qui a pris toute sa vigueur avec le président Morsi déclarant de façon latérale les changements dans la Constitution pour lui donner plus de pouvoir. Quant à la Libye, le processus du développement de la Constitution et des changements juridiques n'intervient pas alors qu'entre temps il y a le danger des milices qui se développent. Qu'en-est-il de la présence des autres pays qui n'ont pas fait de révolution, qui sont toujours sous le même régime politique et avec lesquels on fait, pourtant, des études comparatives durant ce congrès ? A l'instar de l'Algérie et du Maroc. Il ne s'agit pas de comparaison, mais plutôt d'une recherche stratégique dans la mesure où les acteurs de la société civile dans ces pays font face à des défis très similaires. L'Algérie et le Maroc ont une expérience tout à fait différente. Je vous l'accorde. Néanmoins, particulièrement l'Algérie, des cinq pays arabes, elle n'a pas du tout connu de «Printemps arabe», alors qu'au Maroc, il y a quand même eu une démocratisation tout à fait contrôlée et orchestrée par la monarchie, le lendemain des révolutions arabes. C'est quelque chose de très guidée mais il y a eu tout de même certaines améliorations : une réforme constitutionnelle, des élections libres, etc.... Les changements sont là, or s'agit-il d'un changement en profondeur, c'est une autre question. L'Algérie n'a pas du tout connu des améliorations. C'est un message qui ressort fortement et assez souvent des discussions où les collègues algériens de la société civile déclarent faire face à des blocages et des circonstances qui sont autrement plus compliqués, je pense. Le bureau Article 19 Tunisie a ouvert depuis un an. Quelle est votre évaluation, en tant qu'activiste ayant un regard externe, de la situation actuelle de la liberté d'expression en Tunisie, un an après? Les points forts et les dangers. En début 2013, je dirais que la situation de la liberté de la presse et de l'expression en Tunisie ne donne pas lieu à autant d'optimisme que l'on aurait voulu et auquel l'on aurait pensé, il y a un an. C'est-à-dire que la première année, 2011, était comme je la qualifie, l'année de l'euphorie, où il y a eu beaucoup de changements, ouverture de nouvelles télévisions, de nouvelles radios et de nouveaux journaux. L'INRIC mise en place a voté pour de nouveaux projets de lois. Une réelle ébullition et une démocratisation de l'espace médiatique et de la liberté d'expression, en général. Or, depuis 2012, ces progrès n'ont pas donné pas lieu à une concrétisation, dans un premier lieu. De plus, de nouveaux phénomènes qui inquiètent, sont apparus en 2012 surtout vers la fin. D'abord, les décrets lois 115 et 116 ne sont pas mis en œuvre, 14 mois après leur développement et promulgation. Pourquoi ce déblocage ? Certes, il y a, maintenant les discussions sur la HAICA, ses membres, son président. Il y a de toute évidence des négociations et des consultations. C'est un aspect positif. Certainement, nous attendons avec grande impatience les résultats. J'espère qu'il ne s'agit que d'une question de temps. Deuxièmement, les attaques et la violence contre les journalistes se sont multipliées, avec les poursuites en justice des journalistes ou des éditeurs. C'est un phénomène depuis 2012, qui est assez inquiétant. Un phénomène qui a été alimenté par un discours politique qui n'était pas vraiment bien pensé et par un climat d'impunité qui a sévi à tous ces actes de violence que cela soit dirigé à l'égard des journalistes ou bien d'autres personnes militantes. Il y a eu trop peu de considération de leurs impacts sur un processus fragile de démocratisation. Un climat qui s'est instauré où d'un côté les gens ne font plus confiance au système et de l'autre, je pense que les gens qui sont derrière ces actes-là ne craignent plus la loi parce qu'il y a un climat d'impunité. C'est réellement inquiétant. Il faut mettre un terme à ce climat de violence qui propage l'insécurité et menace les défenseurs de la liberté d'expression et des journalistes. Tercio, la diversité et la multiplication des chaînes de télévision et de radios n'a pas donné lieu à une grande variété d'opinion depuis un an. Donc, le fait que la HAICA n'a toujours pas été mise en place signifie que les différents organes de presse ne peuvent pas travailler dans un cadre légal si ils le souhaitent vu qu'il n'y a pas de structures pour accompagner les journalistes et assurer le développement de l'espace médiatiques. En parlant, justement, de la HAICA : on sait que les membres de l'INRIC et vous-même vous vous êtes entrevus avec le président de la République provisoire Moncef Marzouki. Ce dernier vous a promis la création imminente de la HAICA. Depuis, il n'y a pas eu de retour de sa part. Comment expliquez-vous cela ? Nous la vivons très mal. Article 19 et moi avons rencontré le Président de la République, depuis le mois de décembre et qui nous a tenu les mêmes propos et nus a fait les mêmes promesses que la HAICA n'était qu'une question de jours. Pourtant, quatre mois plus tard, la HAICA n'est toujours pas en place. C'est inquiétant. C'est aussi l'absence de transparence et les rumeurs qui circulent autour de la composition de l'instance. Article 19 souhaite vivement que la HAICA soit instaurée et qu'elle soit totalement indépendante pour qu'elle puisse jouer vraiment son rôle. Pourtant la HAICA est, actuellement, sujette aux décisions de trois partis (Troïka) alors que l'instance devrait être totalement indépendante du pouvoir et des bailleurs de fonds. Quel est votre point de vue? L'instance de régulation, tel que le projet de loi le signale, sera indépendante. Mais, bien sûr, la première mise en œuvre de la mise en place de la HAICA va interpeller l'intervention de beaucoup d'acteurs. Article 19 suggère qu'il n'y ait pas uniquement la participation du gouvernement et des parlementaires qui soient impliqués dans la décision des membres de la HAICA. Il faut que les acteurs de la société civile, les journalistes en particulier et le syndicat. Pour que cet organisme soit légitime et pour qu'il puisse jouer correctement son rôle, il faut que de nombreux acteurs soient impliqués dans sa mise en place, mais uniquement les acteurs politiques. Comment garantir la liberté de la presse et l'indépendance des médias quand il y a des tentatives de manipulations de ces derniers par l'Etat à travers le retrait de la publicité ? Comme vous le savez plusieurs organes de presse ont fermé en Tunisie et bien d'autres ont du mal à survivre depuis. La publicité gouvernementale et étatique est une source très importante de revenus pour la presse. Les standards internationaux sont très clairs sur le fait que les Etats ne doivent en aucun cas utiliser la publicité comme moyen de presse et de censure. Si le gouvernement tunisien utilise la publicité étatique pour ces fins-là, il abuse de son pouvoir et viole les standards internationaux qui sont très clairs sur ce point-là. Les médias doivent être indépendants de toute pression ou manipulation politique. Quant à la protection de la liberté des médias sur ce plan-là, du moins financièrement parlant, il n'y a pas de recettes miracle. Il y a une crise internationale surtout en ce qui concerne la presse écrite. Ce dont je parle c'est une manipulation politique sur les sources de revenu à des fins politiques. C'est choquant et il faut en mettre un terme. Dans ce cas-là, comment les organes de presse peuvent-ils lutter contre cette iniquité dans l'octroi de la publicité gouvernementale, comme c'est le cas dans plusieurs pays? Les médias qui se sentent floués ou oppressés par l'Etat à travers la publicité doivent recourir à la justice comme cela s'est passé à l'étranger. Il y a eu des cas très important à travers le monde où des patrons de médias ou des éditeurs ont gagné leurs procès contre l'abus de pouvoir de leurs gouvernements. Je citerai l'exemple du cas qui a fait jurisprudence en Argentine. Le patron d'une institution de presse a gagné contre l'Etat pour abus de pouvoir par le biais de la publicité. Le pouvoir argentin a été accusé d'abuser de son pouvoir pour retirer la publicité à certains médias.