Ce serait vraiment prétentieux de se croire capable de passer en revue toutes les qualités d'un bon livre. Force est cependant de reconnaître que le tout dernier roman de Mansour M'henni en recèle le maximum souhaité. « La Nuit des mille nuits ou le Roi des pendus » est d'abord écrit dans un français de poète et d'habile conteur. La langue savoureuse du récit, truffée d'allégoriques renvois aux civilisations antiques et d'attachantes métaphores inspirées du temps présent, constitue la première invitation au voyage que l'auteur adresse à son public. Voyage, aventure, odyssée, quête ou enquête, fouille art-chéologique, plongée inquiète et cependant passionnée et passionnante dans les abysses de l'Histoire ou dans ses propres profondeurs, « La Nuit des mille nuits ou le Roi des pendus » c'est tout cela à la fois et plus encore, si affinités ! En ce qui nous concerne, nous nous sommes laissés agréablement envahir et complaisamment emporter par la première partie du livre entièrement conçue à la manière d'une vaste énigme, sinon comme une succession de petits mystères à élucider mais dans le cadre de la réponse à la grande énigme originelle. Non seulement le narrateur nous y livre, comme à des confidents ou à des compagnons de route, ses propres interrogations angoissées que nous finissons par nous approprier, mais il y a comme du plaisir à s'égarer avec lui dans la forêt des signes, au fond des grottes, sous les eaux les plus obscures, aux confins de ces demeures souterraines du mystère humain. En fait, le roman sonde jusqu'à sa dernière page les temps et les espaces à la recherche d'une vérité fuyante mais captivante et essentielle. Certes, la deuxième partie du livre, centrée sur une reconstitution allégorique du contexte à l'origine de notre Révolution, nous a semblé plus explicite que la première quant à ses références et à ses significations. Il n'empêche que du début à la fin, le suspense est garanti grâce à ces questionnements multiples sur la Femme, la Beauté, la Patrie, le Temps et l'Espace, sur les Origines et les Dénouements, sur le rapport des hommes avec Dieu et avec les religions, sur le Langage, sur les Noms, sur l'écriture littéraire, sur la mission de l'écrivain, de l'artiste d'une manière plus générale. D'ailleurs, au beau milieu de ces méditations entraînantes, nous nous sommes une fois laissé prendre au jeu du narrateur auteur et nous nous mîmes à chercher en même temps que lui le nom d'une chanteuse tunisienne à la voix envoûtante mais qui a très tôt quitté la scène artistique. Nous vous l'avons dit : le roman de Mansour M'henni happe et emporte son lecteur, lequel consent à ce « ravissement » et s'en fait complice ! Une lueur dans la nuit cosmique « La Nuit des mille nuits ou le Roi des pendus » charme également par ce décor magique et réaliste que le roman plante dès ses premières pages : avec Farès, (il s'agit du nom évocateur du personnage principal), nous passons allègrement et continuellement du vécu contemporain à l'univers des légendes ancestrales. Les simples acteurs du quotidien de 2005 ou de 2011 croisent sans surprise des fées, des sirènes, des sphinx et des dieux de la mythologie. Les cités où se déroule l'action, situées pour la plupart sur le littoral méditerranéen, forment une sorte de grande Arche pour repêcher les rescapés du Présent et du Passé, et pour reconstituer le puzzle gigantesque du berceau et du creuset que représente la Méditerranée dans l'histoire des civilisations et dans celle de l'Humanité. Il est vrai que Farès (littéralement « chevalier ») chevauche et les femmes et les âges pour satisfaire les caprices ou pour exécuter les ordres d'une énigmatique et insaisissable Dulcinée. Chevaleresque et courtoise soumission qui tourne très souvent à la mésaventure donquichottesque. Qu'à cela ne tienne. Ce n'est pas l'aboutissement de la quête qui réjouit Farès, c'est la quête elle-même qui titille son corps et son esprit. C'est l'aventure du Désir qui compte plus que la satisfaction du Désir. Ainsi en est-il du roman de Mansour M'henni qui écrit sa propre aventure, relate les épreuves franchies au cours et en vue de sa propre création, s'interroge sur ses procédés et ses subterfuges et surtout livre les petites et les grandes peurs de son auteur face aux contraintes multiples auxquelles il est assujetti et dont le harcèlement des éditeurs n'est qu'un moindre calvaire. Mansour M'henni se soucie en particulier d'éternité, d'universalité : d'où ces (ses) allées et venues entre Passé, Présent et Futur ; d'où ce récit voyageur qui vit partout et ne s'installe nulle part; d'où ces noms de femmes, d'hommes et de lieux qui rapprochent les sociétés et les peuples de toutes les époques; d'où ces contes, mythes et légendes à la fois spécifiques et en même temps partagés par les cultures humaines aux différentes étapes de leur évolution. Pour tout dire, l' «histoire » de Farès appartient à l'humanité entière. Ses angoisses sont celles de l'Homme, ses rêves également. « La Nuit des mille nuits ou le Roi des pendus » n'est en définitive que la transposition personnalisée de l'aventure humaine. Ce que toute littérature, toute œuvre d'art doit être en somme : une contribution, même balbutiante, même manquée, à la résolution de l'énigme de soi et du monde ! Un éclairage, si modeste fût-il, dans la Nuit cosmique, dans le grand mystère de notre ténébreux univers ! Badreddine BEN HENDA
* « La Nuit des mille nuits ou le Rois des pendus », de Mansour M'henni (texte en français), aux Editions Berg, Tunis 2012. Mansour M'henni est un universitaire et écrivain tunisien né à Sayada (Gouvernorat de Monastir). Il a publié quatre études littéraires : La Quête du récit dans l'œuvre de Kateb Yacine, De la transmutation littéraire au Maghreb, Le Texte mixte de la littérature tunisienne de langue française, Pratique lectoriale et pédagogie de la littérature. Il est aussi l'auteur de cinq recueils de poésie, d'un recueil de nouvelles et d'un récit. Il a traduit en français le roman arabe Mouvements (« Haraket ») de l'écrivain tunisien Mustapha Fersi, et La Conspiration (« Al Mouamara ») de Fraj Lahouar. Mansour M'henni est président fondateur de l'Association pour la Culture et les Arts Méditerranéens (A.C.A.M.), et de l'association Brachylogia (Coordination des Etudes Brachylogiques) qu'il continue de présider toutes deux, en plus du Club Audio-visuel Tahar Cheriâa (CATAC) qu'il ne préside plus. Membre fondateur de l'Association Les Salons de la Sorbonne, il est également actif dans le monde des médias et de la société civile et membre de l'Union des Ecrivains Tunisiens.