Canadien d'origine sri-lankaise, Michael Ondaatje est l'auteur du roman qui a inspiré le sublime Patient anglais, film neuf fois oscarisé. Le romancier livre avec son nouvel opus La Table des autres un récit autofictionnel de traversée de l'enfance et d'entrée dans la vie adulte. Dans la salle d'apparat d'un bateau de plaisance, on appelle « The Cat's Table » [titre anglais du nouveau roman de Michael Ondaatje] la table la plus éloignée de celle du commandant du bord. Traduisez : la table la moins considérée ! La Table des autres, équivalent français de l'expression anglaise, n'en est pas moins le cœur palpitant de ce beau roman qui a choisi de regarder la comédie humaine du coté des marginaux, des humiliés, des sans pouvoir. Comme l'affirme Michael, le héros-narrateur du roman, « ce qui est intéressant et important se déroule surtout en secret, dans des endroits où ne réside pas de pouvoir. Rien qui ait beaucoup de valeur durable n'arrive jamais à la grande table, unie par une rhétorique familière... »
Le protagoniste est un adolescent qu'un vaste paquebot nommé « Oronsay » emmène de Colombo à Londres, voguant sur deux espaces maritimes majeurs (océan Indien et mer Méditerranée). Pendant les trois semaines que dure la traversée, le garçonnet partage sa table avec deux autres jeunes comme lui et plusieurs adultes qui, même s'ils sont relégués aux marges des hiérarchies sociales du monde colonial finissant - nous sommes dans les années 1950 -, n'en sont pas moins riches humainement. Ces derniers initient le narrateur aux grands mystères de la vie, de l'amour et de la sexualité. Une expérience quasi-initiatique qui va profondément marquer le jeune homme qui en sort transformé, guéri à tout jamais de son innocence d'antan !
Amoureux des mots et des silences
Ce récit subtil et poignant est une reconstitution poétique de la traversée solitaire que Michael Ondaatje, a lui-même effectuée pour venir rejoindre sa mère à Londres à l'âge de 11 ans. Situé aux confluents de l'autobiographie, de la fiction et de la poésie, il s'inscrit dans l'œuvre atypique de cet auteur canadien d'origine sri-lankaise qui se méfie de la loi des genres et a fait de la pluralité des perspectives et des formes sa marque de fabrique.
Michael Ondaatje est l'auteur du roman Le Patient anglais qui obtint le Booker Prize (équivalent britannique du Goncourt) en 1992. L'ouvrage fut adapté au cinéma par Anthony Mingella, avec dans les principaux rôles des grands noms du cinéma mondial (Juliette Binoche, Kristin Scott Thomas et Ralph Fiennes). Couronné par neuf Oscars, le film a consacré le talent d'Ondaatje dans le monde entier. Cependant, le succès populaire phénoménal du Patient anglais a fait oublier que son auteur est entré en littérature par la poésie et qu'il reste essentiellement un poète amoureux des langues, des mots et des silences. La puissance évocatrice de ses récits résulte autant de son talent narratif que de sa capacité à jouer des sonorités de sa langue incantatrice faite d'échos et d'ellipses. Originaire de Ceylan (connu aujourd'hui sous son nom mythologique du Sri Lanka), l'auteur de La Table des autres a fait ses études en Angleterre avant de partir s'installer au Canada en 1962. Il enseigne la littérature à Toronto tout en produisant dès la fin des années 60 une œuvre poétique saluée par la critique pour son inventivité et sa richesse imaginative mêlant les mythologies tant orientales qu'occidentales. Son premier roman Nuits blanches, matin blues est le portrait fictionnel d'un des pionniers du jazz « Buddy » Bolden.
Ondaatje est l'auteur en tout de six romans, dont l'action se situe dans le monde entier, entre l'Afrique, l'Amérique, l'Europe et le Sri Lanka natal. Le désert apatride qui, on se souvient, est au cœur du Patient anglais est sans doute la métaphore la plus éloquente de l'esthétique post-nationale de cet auteur. L'homme aime se définir comme un bâtard (mongrel), produit du mélange des lieux, des races et des cultures. « Effacez le nom de famille ! Effacez les nations ! », proclamait-il dans Le Patient anglais.
Entre mémoires et autofiction
Le pays ancestral n'est pas pour autant absent de l'œuvre multidimensionnelle d'Ondaatje. Il y revient même régulièrement : dans sa poésie, par le biais des mythologies, notamment dans son long poème « The Story » qu'il a publié en 2005 et qui n'est pas encore disponible en traduction française ; par le biais de l'histoire nationale, dans ses romans (Le fantôme d'Anil) et, enfin, par la médiation de l'histoire individuelle et familiale, dans ses mémoires. Paru dans les années 1980, Un air de famille appartient à cette dernière catégorie, mettant en scène le retour de l'écrivain en terre d'enfance à travers un récit en prose original et envoûtant, ponctué de poèmes, de slogans, d'aphorismes, d'extraits de Journal intime et de recettes de cuisine.
La Table des autres reprend le fil de la narration du passé là où l'autobiographie familiale s'était tue. Sur le mode autofictionnel, cette fois. Car, si la famille est un élément incontournable, donné d'avance, la quête de soi qui est le thème de ce nouveau livre s'inscrit dans un processus de réappropriation et de réinvention de soi. D'où la note de l'auteur dans les dernières pages rappelant que ce récit de départ et d'arrivée, même s'il utilise les couleurs et les lieux de la mémoire de l'auteur, reste une œuvre de fiction. Une affirmation qui ne nous surprendra point, nous qui savons depuis au moins Rimbaud que « Je est un autre » ! (MFI)
La Table des autres, par Michael Ondaatje. Traduit de l'anglais par Michel Lederer. Editions de l'Olivier. 258 pages.