On peut, sans risque de se tromper, considérer que, chez nous et dans le Monde, la semaine qui vient de s'écouler fut par excellence la semaine égyptienne. En Tunisie cependant, elle fut française aussi en raison de la visite officielle de deux jours effectuée sur notre sol par le Président François Hollande. Comment l'avons-nous vécue, cette semaine, dans ces deux dimensions arabe et occidentale, pas vraiment détachées l'une de l'autre ? Disons tout d'abord que l'intérêt accordé par l'opinion publique tunisienne à l'actualité en Egypte et au renversement du Président Mohamed Morsi fut de loin plus grand que l'attention suscitée par le voyage de Hollande. Retenons aussi que dans certains milieux militants de Gauche comme de Droite, on ne retint de cette escale du Président français que le lapsus de ce dernier qui l'amena à confondre la situation présente en Egypte avec celle de la Tunisie. Regain d'égyptophilie En bref, les Tunisiens ne garderont pas des souvenirs impérissables de cette visite, par contre ils n'oublieront pas de sitôt le coup d'Etat « populaire » qui coûta le pouvoir à Morsi et aux Frères Musulmans d'Egypte. On peut également constater que jamais, depuis l'ère de Nasser et depuis la victoire d'octobre 1973, l'Egyptophilie n'a connu de regain aussi manifeste parmi la population tunisienne que pendant la semaine passée. On reparle de nouveau de l'Egypte « om eddonia » (mère du monde) ; on réécoute avec beaucoup d'enthousiasme et de ferveur son hymne et ses chants patriotiques ; on se félicite qu'elle ait retrouvé son statut de nation leader au sein du monde arabe ; Cheikh Imam et Ahmed Foued Nejm, le couple inséparable symbolisant la résistance à toutes les dictatures, ont de nouveau la cote auprès des blogueurs, des facebookers et des supporters du mouvement « Tamarrod » à l'origine de la rébellion déclenchée au pays des Pharaons ; les nationalistes arabes tunisiens sortent la tête de l'eau et vivent comme une nouvelle jeunesse nassérienne ; certains démocrates anti islamistes ont choisi de changer de profil pour remplacer leurs portraits respectifs (ou celui de Chokri Belaïd, mode paraît-il dépassée) par des images de la place Attahrir noire de monde et illuminée par les faisceaux colorés des militaires et des manifestants. Légitime, pas légitime ! Du côté des Tunisiens qui condamnent le renversement de Mohamed Morsi, la semaine fut consacrée à un débat houleux avec leurs adversaires, sur la notion de « légitimité » et sur le nom à donner au changement de régime politique réussi mercredi dernier au Caire. Dans les arguments des uns et des autres, il y a beaucoup à prendre et beaucoup à laisser ; mais la polémique ne manque pas de pointes humoristiques et tout en déplorant les violences qui précédèrent la destitution de Morsi ou qui lui succédèrent, on ne s'empêche pas de railler les discours et les réflexions du camp opposé. Sur ce plan, il sera difficile d'oublier les vidéos circulant entre facebookers au sujet des occurrences du mot « char'iâa » dans le dernier discours prononcé par Morsi avant sa chute. Aujourd'hui encore, on rivalise de plaisanteries sur le même motif et cela détend, malgré tout, l'atmosphère ambiante marquée, hélas, par une division dramatique de la population égyptienne. D'ailleurs, la scission qui s'est opérée là-bas risque de contaminer les peuples voisins : chez nous, les Tunisiens sont maintenant plutôt partagés entre pro et anti Morsi. Et les observateurs émettent l'hypothèse de voir le scénario « putschiste » égyptien se reproduire sous nos cieux. Il y a de quoi leur accorder crédit puisque déjà, les principaux partis de l'Opposition tunisienne haussent le ton et appellent leurs partisans à se rebeller contre Ennahdha, la Troïka et l'Assemblée Nationale Constituante. De son côté, le mouvement « tamarrod », encore embryonnaire chez nous, sort ses griffes et multiplie les avertissements et les menaces à l'adresse des autorités régnantes. Qui se cache derrière « tamarrod » ? A propos de ce mouvement, quelque chose nous dit qu'il n'est pas aussi spontané qu'il veut le paraître. La comparaison avec la contribution des cyber activistes à l'origine de la rébellion contre Ben Ali nous tente en ce moment, surtout après la lecture d'un petit livre intitulé « Le Printemps arabe entre le mythe et la réalité », de Dhafer Al-Amine, dans lequel l'auteur s'efforce entre autres de dénoncer la collaboration étroite entre les groupes de facebookers séditieux et les agences occidentales (américaines surtout) d'espionnage. Les allégations d'Al-Amine ne nous semblent pas toutes infondées. Mais alors, cette fois qui est derrière les « Tamarrod » tunisien et égyptien ? Quelles forces étrangères soutiennent leur « combat » ? En Tunisie, faut-il prendre pour argent comptant la déclaration de Mohamed Bannour, porte-parole de notre « tammarrod » local, lorsqu'il nie toute obédience politique de son mouvement ? D'autre part, si l'on est convaincu que la révolution de janvier 2011 était programmée et provoquée par d'autres acteurs que tunisiens, pourquoi s'empêcher de formuler des doutes quant à la paternité tunisienne et égyptienne du mouvement « tamarrod » ? Il reste néanmoins que dans certaines circonstances, l'appui extérieur est plutôt souhaité et bienvenu à condition de ne pas camper dans ce jeu des « solidarités » le triste rôle de dindon de la farce. Paysage fluctuant Parlons un peu maintenant de la visite du Président Hollande, programmée, rappelons-le, bien avant le renversement de Morsi. En mettant de côté tous ses aspects protocolaires et tous les discours langue de bois qui y ont été tenus, il reste peu de choses aux observateurs qui attendaient des positions très nettes de la Présidence française sur les grandes questions d'actualité qui préoccupent les Tunisiens dans leur ensemble et la classe politique en particulier. Cependant, Hollande a laissé entendre que la France ne restera pas tout à fait neutre par rapport aux tiraillements entre la Troïka et l'Opposition. Mais le gouvernement français irait-il jusqu'à lâcher Ennahdha et ses alliés pour soutenir un grand parti comme Nida Tounès ou une grande coalition comme l'Union pour la Tunisie ? Sur un autre plan et en fonction de la nouvelle donne égyptienne, il y a lieu de se demander quelle serait la stratégie française (et américaine) si la rébellion anti islamiste gagnait la Tunisie. La France ne risque-t-elle pas, cette fois encore, de prendre le train en marche comme après le soulèvement de janvier 2011 ? En tout cas, sur le plan politique, la visite de François Hollande ne nous semble avoir profité ni à la Troïka gouvernante ni aux grands partis de l'Opposition. Peut-être que cela vaut mieux pour tout le monde, en attendant de voir encore plus clair dans ce paysage tunisien, égyptien et arabe un peu trop fluctuant ces derniers jours !