Dans une interview qu'il nous a accordée, il y a quelques mois (voir Le Temps du 24 mai), le professeur Alaya Allani, spécialiste des mouvements islamistes, nous a fait savoir que les Salafistes réformistes étaient évalués autour de 8 000 individus engagés dans le mouvement et de quelques dizaines de milliers de sympathisants évalués entre 30 000 et 40 000 et que le nombre des Salafistes jihadistes, principalement ceux de la mouvance « Ansar Charia » était entre 3000 et 4 000 individus. Alors que, selon un rapport officiel, ils n'étaient que 800 il y avait une année. Donc, le nombre des Jihadistes s'est multiplié par quatre en raison de la fragilité sécuritaire. Affinités Cette augmentation s'explique, principalement, par le fait que le parti Ennahdha ait laissé le contrôle de dizaines de mosquées entre les mains des Salafistes jihadistes qui appartiennent aux cellules dormantes d'Al-Qaïda, précisément à la « quatiba » (groupe armé) appelé « Okba Ibn Nafaâ » qui ont des relations avec certains partisans de « Ansar Charia ». Selon le spécialiste, la connexion entre les Jihadistes et Ennahdha est établie, d'après les chercheurs, à travers la branche salafiste du parti Ennahdha, animé par Sadok Chourou et Habib Ellouze. Ce sont eux qui dirigent les négociations avec les Jihadistes d'Abou Yadh. Selon des analystes, le mouvement Ennahda, dont la moitié de la base est proche de la pensée salafiste, croit que la carte des Salafistes peut servir à renforcer son potentiel électoral. C'est pourquoi il se montre très indulgent à leur égard et leur accorde tous les avantages possibles même quand la conjoncture ne le permet pas. Rappelons à ce propos que pendant les opérations de poursuite contre les terroristes au Mont Chaâmbi, le parti Ennahda accueille chaleureusement le prêcheur salafiste Mohamed Hassène, connu pour ses fatwas hostiles à la modernité et surtout aux droits de la femme, et l'autorise à tenir un discours dans un meeting, le 4 mai 2013, regroupant près de 20 000 personnes au bord de la mer de Hammamet, ce qui donne un coup fatal au tourisme qui connaît, déjà, d'énormes difficultés. Les ingrédients du terrorisme Toujours d'après M Allani, le renforcement des activités terroristes est dû à des facteurs aussi bien internes qu'externes. Pour ces derniers, on peut citer les retombées de la guerre du Mali. Les Jihadistes repoussés du nord de Mali s'orientaient vers le Niger et vers quelques pays du Maghreb, notamment, la Libye qui connaît une fragilité sécuritaire aiguë. D'ailleurs, les premières enquêtes policières parlent des Jihadistes d'Al Qaeda, Aqmi, d'origine tunisienne et algérienne arrivés à Chaâmbi à travers la Libye où la fragilité sécuritaire ne cesse de s'accentuer surtout après la promulgation, le 5 mai 2013, de la loi de l'exclusion politique. Pour ce qui est des facteurs internes, il y a lieu de citer, tout d'abord, le faible rendement gouvernemental sur le plan socioéconomique et l'absence d'une stratégie religieuse basée sur le patrimoine religieux local, connu pour sa modération et sa tolérance, ce qui a permis la diffusion des approches de l'Islam radical importé par les Arabes afghans. Il y a ensuite l'extension des activités Salafistes, à travers la création de plusieurs écoles coraniques et jardins d'enfants dirigés par eux échappant à tout contrôle de la part des autorités, l'organisation de stages de formation, en Tunisie, pour former des cadres salafistes, assurée par des associations religieuses privées saoudiennes et kuwaïtiennes, et l'absence d'une feuille de route concernant la date finale des élections, ce qui alimente la tension politique. Donc, cette violence excessive que connaît notre pays est due, essentiellement, à l'absence d'une stratégie culturelle concernant la modernité et le mode de vie sociétal. L'activité intensifiée des Jihadistes, en Tunisie, pourrait s'inscrire dans le cadre de la préparation de l'après élection, ils veulent s'imposer en tant qu'acteurs politiques essentiels sur la scène publique dans la prochaine phase. Le triangle de la mort Selon les Jihadistes d'Aqmi, la coordination se fait avec la région tunisienne de Kasserine, où les cellules d'Al Qaeda se sont installées récemment, et la région algérienne Tebessa – Skikda, où cette dernière a créé, depuis des années, des cellules d'activité. Pour les Jihadistes libyens, ils fournissent les armes et les camps d'entraînement. Ce triangle jihadiste peut se renforcer si la fragilité sécuritaire persiste dans les pays du Maghreb, un scénario qui reste tout à fait possible d'autant plus que la stabilité en Libye n'est pas pour demain, ce qui oblige la Tunisie et l'Algérie à coopérer davantage sur le plan sécuritaire. Une stratégie maghrébine antiterroriste s'impose à la lumière des transformations régionales. M Allani pense que les Jihadistes ne pourront pas remporter une victoire dans notre pays et que l'approche de religiosité que réclament « Ansar Charia » ne connaîtra jamais de succès, car la société tunisienne est attachée à un Islam modéré. Par conséquent, le déclin de Salafistes jihadistes reste très possible surtout avec les transformations régionales que nous vivons actuellement. Il rappelle que la propagation de ce courant, dans notre société, est limitée et, historiquement, la Tunisie a refusé l'implantation du Wahabisme au début du 19ème siècle, précisément, en 1803 ; il est difficile qu'elle accepte un courant qui se situe à droite du Salafisme réformiste. Le rôle de l'Europe Le spécialiste des mouvements islamistes est pour une assistance européenne en matière de sécurité pour faire face à ce terrorisme galopant et justifie ce choix par des raisons géostratégiques évidentes. Il est persuadé que l'Europe est concernée par la stabilité et la sécurité des pays du Maghreb et qu'elle est consciente de la nature de la période de transition que traversent ces pays. La nature d'aide devrait être diversifiée, sur ce plan, par la fourniture de quelques équipements, la formation de cadres sécuritaires et militaires et la collaboration étroite entre les services de renseignement Euro- Maghrébine pour combattre le terrorisme et la criminalité organisée. L'Europe devrait, aussi, développer sa coopération avec notre pays au niveau économique par le renforcement des investissements étrangers. Dans ce cadre, il pense que la Tunisie peut profiter de son statut en tant que membre privilégié de l'Union Européenne pour attirer des capitaux. L'appel à d'autres investissements américains et asiatiques peut, également, aider à débloquer la crise économique et financière. Cette coopération devrait s'établir, également, sur le plan politique, par la création d'ateliers qui traitent des réformes dans ce domaine touchant, entre autres, à la bonne gouvernance, l'instauration d'un Etat de droit et la sauvegarde des acquis de la femme. M Allani croit qu'un tel programme d'aide réduira au maximum les risques du fanatisme et du terrorisme qui trouvent dans l'état actuel des choses un terrain fertile pour s'installer et s'épanouir.