Naguère condamnés à la clandestinité ou croupissant dans les geôles de Ben Ali, les salafistes tunisiens occupent de plus en plus l'espace public et tentent de s'imposer comme des acteurs politiques à part entière depuis le retentissant exploit électoral de leurs frères en Islam d'Ennahdha. Ces défenseurs d'une vision radicale et puritaine de l'Islam ne se contentent plus de manifester dans les rues pour dénoncer la représentation de Dieu dans un film d'animation ou d'observer des sit-in pour réclamer l'aménagement des salles de prière sur le campus. Ils semblent se radicaliser de plus en plus. Leur dernier épisode du feuilleton de l'activisme salafiste violent en date s'est déroulé, hier, à Jendouba quand plusieurs dizaines de fondamentalistes religieux armés de couteaux et de cocktails molotov ont attaqué des bars. Selon des sources sécuritaires, ces salafistes ont également incendié un poste de police et une partie d'un petit hôtel situé au centre de la ville. L'attaque lancée par les salafistes contre des bars est la deuxième du genre depuis une semaine. Le week-end dernier, des dizaines de ces partisans d'un Islam rigoriste ont tenté de fermer par la force des bars et des débits de boissons alcoolisées, à Sidi Bouzid. Selon des témoins, les commerçants ont riposté, pourchassant les salafistes jusqu'à la grande mosquée de Sidi Bouzid, ouvrant le feu sur les assaillants. Presque simultanément à cette offensive contre les «lieux de débauche» à Sidi Bouzid, le mouvement Ansar-Al Chariâa (partisans de la loi musulmane) organisait à Kairouan le meeting annuel de la mouvance salafiste djihadiste. Arborant barbes fournies et tuniques afghanes ou encore treillis militaires et sabres, quelque 10.000 partisans du mouvement le plus radical de la mouvance salafiste en Tunisie ont investi toute la journée la grande mosquée et la médina de la quatrième ville sainte de l'Islam. Ils ont enchaîné prêches enflammés et appels au meurtre des Juifs, sur fond de chants religieux et démonstration d'arts martiaux, pour un spectacle rodé et destiné à impressionner… Agitant des drapeaux noirs portant la profession de foi musulmane , certains jeunes salafistes zélés se sont même permis de lancer le slogan explosif « nous sommes tous les enfants d'Oussama » (Ben Laden) !
Menaces explicites contre Ennahdha ! En présence de quelques touristes interloqués, le leader du mouvement Ansar Al-Chariâa, Seif Allah Ben Hassine, alias Abou Yadh, a notamment appelé les sympathisants du mouvement à se retirer de l'Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT) pour créer un syndicat ouvrier islamiste et à œuvrer à islamiser le tourisme ! Cet ancien djihadiste inscrit en 2002 sur une liste de l'ONU des personnes ou groupes liés à Al-Qaïda, qui a été amnistié après la chute de Ben Ali, avait lancé tout récemment des menaces contre Ennahdha suite au refoulement de deux salafistes djihadistes marocains classés comme étant des théoriciens d'Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI) , à l'aéroport de Tunis-Carthage. « Le parti de Rached Ghannouchi s'est enfin démasqué en ne s'étant pas opposé au rapatriement de nos deux frères marocains. Ennahda doit comprendre une fois pour toute que les salafistes, et eux seuls, peuvent gouverner la Tunisie», avait martelé le chef salafiste, le 18 mai devant la mosquée, à Tunis. Le 21 mai, Hassan Ben Brik, membre du Bureau directeur du mouvement Ansar Al Chariâa, a indiqué clairement que les salafistes constituent actuellement l'unique alternative crédible à Ennahdha. « Au cas où l'actuel gouvernement échoue, nous sommes la seule alternative. Nous disposons d'un poids important comme en atteste notre grand meeting tenu à Kairouan», a-t-il noté sur un ton hautain, dans une déclaration à la radio privée Mosaïque FM ! Enfants terribles de l'islamisme tunisien, les salafistes ne sont pas à leur première démonstration de force. Après l'imposant rassemblement à l'aéroport de Tunis en soutien aux deux leaders d'AQMI marocains interdits de séjour sur le territoire tunisien, les salafistes ont manifesté, mi-mai, sous les fenêtres du bureau du Premier ministre Hamadi Jebali pour réclamer des facilités en matière de recrutement de combattants contre les forces loyales au président syrien Bachar Al-Assad
Simple laxisme ou complicité secrète ? Face à cette montée de l'activisme salafiste violent et à ces démonstrations de force répétées, le gouvernement dominé par le mouvement islamiste Ennahdha fait preuve d'un laxisme très dangereux. Emboitant le pas au ministre de l'Intérieur Ali Laârayedh, qui avait estimé en mars dernier, que «l'affrontement avec les salafistes est inévitable», le ministre de la Justice, Noureddine B'hiri, a annoncé le 21 mars que le gouvernement compte sortir le gros bâton pour remettre les salafistes sur le droit chemin. «Je dis à ces gens là qui pensent que l'Etat a peur d'eux, que la promenade est terminée et que ceux qui dépassent les lignes rouges vont être punis», a-t-il notamment martelé. Rien de concret n'a été, toutefois, entrepris dans ce sens. Ce décalage criant entre les paroles et les actes laisse croire, selon certains opposants, qu'une complicité inavouée entre Ennahdha et les salafistes. «Ennahdha serait en train d'instrumentaliser les salafistes pour asseoir son projet de société. Dans le cadre de ce jeu, les salafistes tentent d'imposer un mode de vie précis à la société et Ennahdha récolte les fruits de cet activisme », souligne Hamma Hammami, qui appelle le parti de Rached Ghannouchi à prendre des positions claires vis-à-vis de ces groupes salafistes qui menacent les libertés. Professeur d'histoire contemporaine à la Faculté des Lettres, des Arts et des Humanités de la Manouba et spécialiste des mouvements islamistes dans les pays du Maghreb, Alaya Allani estime, quant à lui, que le laxisme indéniable d'Ennahdha à l'égard des salafistes est symptomatique des contradictions du parti vainqueur des élections du 23 octobre qui semble désormais tiraillé entre faucons et colombes. «Ennahdha et les salafistes ont, en réalité, une base idéologique commune. Les deux mouvements prônent l'application littérale des préceptes islamiques et la réislamisation de la société. La plateforme idéologique d'Ennahdha adoptée en 1988 est toujours la même. Seul le discours prononcé devant les caméras est devenu plus policé», souligne-t-il. Walid KHEFIFI