Il en est ainsi de tous les festivals du monde : les spectacles programmés ne réussissent pas tous. Cet été, les artistes invités à Carthage, Hammamet ou ailleurs ont plus ou moins brillé. Les noms à retenir restent tout de même ceux de Yannik et Stro Mahé pour les vedettes occidentales et ceux d'Anouar Brahem, Lotfi Bouchnaq, Saber Rebaï, Zied Gharsa, Lotfi Abdelli, Lamine Ennahdi, Nour Chiba, Walid Ettounsi, Nancy Ajrem et Georges Wassouf en ce qui concerne les stars tunisiennes et orientales. Dans l'ensemble, les succès enregistrés dénotent un équilibre certain au niveau des goûts du public tunisien : le grand art, la musique populaire, le divertissement léger se sont partagé presque équitablement les foules de festivaliers. C'est bon signe surtout lorsqu'on constate l'immense succès remporté par des instrumentistes comme Anouar Brahmi et Yannik ! Nous croyions, à tort, que les Tunisiens ne savouraient que les galas de chanteurs et les one man shows comiques. Le show de Lotfi Abdelli A travers ce bilan furtif, nous aimerions nous attarder sur le cas de trois artistes qui récoltent encore les succès en dépit des multiples griefs qui leur sont adressés par les observateurs initiés. Lotfi Abdelli, par exemple, exploite le même filon depuis bientôt six ans : où qu'il se produise, il bat des records d'assistance avec son unique one man show « Made in Tunisia » qui du reste sauve financièrement bien des manifestations culturelles. Il y a lieu de se demander à quoi Abdelli doit cette réussite : le jeune comédien a tout simplement plus d'un tour dans son sac, maîtrise l'art de l'improvisation, exploite à fond et avec brio son profil et sa « culture » d'enfant de quartier populaire, sait parfaitement ce qui plaît à son public, ose des gaillardises finalement plaisantes mais que d'autres jugent indignes d'une œuvre artistique, tire intelligemment profit de certains lieux communs de la critique sociale et politique et surtout reste très original dans son jeu et sa prestance sur scène. Sa jeunesse et ses fougueuses interventions en dehors des théâtres ne l'ont guère desservi ; bien au contraire, notamment après l'arrivée de la Troïka au pouvoir. N'oublions pas non plus que Made in Tunisia a été revisitée plus d'une fois dans sa version initiale de sorte que d'une représentation à l'autre, l'humour qui s'y déploie s'enrichit de trouvailles, de pointes actualisées, de séquences inédites, de quelques prouesses techniques ou effets spéciaux ! Bref, c'est un spectacle sans cesse mis et remis à jour : l'actualité grouillante de ces trois dernières années y est par ailleurs savamment mise à profit sous l'angle de la dérision et de la caricature. En face d'un public en mal de porte-parole, de héros et d'idole à son image et dans son style, Lotfi Abdelli ne pouvait qu'épater des foules de plus en plus nombreuses, complètement conquises malgré la modeste teneur artistique de son show comparé aux grandes œuvres de Ezzeddine Gannoun, Taoufiq Jebali, Fadhel Jaïbi et Noureddine Ouerghi. Gare à la facilité Venons-en à Lamine Nehdi à présent : son come-back ne se passe pas trop mal ; Lila ala Dalila draine un large public nettement frustré par l'éclipse forcée du comique tunisien le plus adulé. La tournée ne fait que commencer pour la nouvelle pièce, mais le succès relatif des premières représentations ne doit pas leurrer l'acteur et le réalisateur du one man show car le papa Lamine et le fiston Mohamed Ali ont tendance à verser dans la facilité aussi bien sur le plan des moyens dramaturgiques qu'au niveau du texte et du jeu. Lamine ne donne nullement l'impression d'évoluer ni de se renouveler par rapport à ses précédentes prestations. On le sent même parfois « au bout du rouleau », incapable désormais de donner plus qu'il ne l'a fait jusque-là. Nous espérons bien évidemment nous tromper : Lamine est une icône et comme dit Flaubert, « il ne faut pas toucher aux idoles, la dorure en reste aux mains ». Toujours est-il que les admirateurs exigeants de son talent attendent de Lamine qu'il se donne une dimension encore plus grande et ne dorme pas trop sur ses vieux lauriers. Avec l'âge, et quand on est un artiste de renom, il faut grandir et non pas se ratatiner ! Et pourtant, on l'aime ! Terminons avec Georges Wassouf : cela fait plus de trente ans que ce chanteur syrien affole les jeunes mélomanes arabes et surtout les groupies de 15 à 40 ans. La montée de Wassouf fut précoce et jusqu'aujourd'hui, son succès ne se dément pas en dépit de son âge avancé et de la concurrence de plusieurs autres chanteurs et chanteuses arabes. L'accueil triomphal qui lui a été réservé cet été par les admirateurs tunisiens se passe de commentaires ! Pourtant, l'artiste est très amoindri physiquement et a nettement perdu de sa superbe ! Il chante très mal et souvent faux, écorche effrontément les airs des grands artistes égyptiens et libanais, néglige délibérément son look, ne change absolument pas de genre de musique ni de paroles. Et pourtant, on l'aime toujours, on fredonne ses bons et ses mauvais tubes, on imite ses grognements et ses braillements ; on apprécie ses airs de drogué et de romantique névrosé ! Toute une jeunesse s'identifie à lui et retrouve sa fragilité dans la sienne. Georges Wassouf ne porte, à notre avis, aucun idéal de la jeunesse tunisienne ou arabe ; il lui renvoie seulement ses manques, son impuissance à changer le réel et son abandon à la stérilité et à l'inertie. Voilà peut-être quelques unes des raisons premières de sa réussite durable !