Imaginons. Non, pardon — n'imaginons surtout pas. L'imagination est subversive. Elle dérange l'ordre établi, humanise les ennemis, relativise les certitudes. Et pire encore : elle dévoile l'hypocrisie des puissants. Mais pour le frisson de lucidité — celui qui traverse l'échine quand la réalité devient plus dérangeante que la fiction — supposons, l'espace d'un instant, que l'Iran possède l'arme nucléaire. Pas la bombe fantasmée des discours sécuritaires, brandie entre deux bulletins météo pour justifier une énième sanction ou une intervention maquillée. Non. La vraie. Celle qui ne détruit pas seulement des villes, mais les hiérarchies. Celle qui n'effraie pas tant par sa puissance que par ce qu'elle imposerait : considérer Téhéran comme un égal.
Le ciel tomberait-il sur Tel-Aviv ? Depuis des décennies, on nous assène qu'un Iran nucléarisé serait un Etat irrationnel, suicidaire, obsédé par l'idée d'effacer Israël. Le traumatisme fondateur de l'Etat hébreu — la Shoah — est ici mobilisé comme paradigme de lecture : la menace est existentielle, donc préventive, donc absolue. Toute posture iranienne devient suspicion. Tout doute est complicité. Tout compromis, Munich. Mais cette logique — qui fait de la peur un principe de légitimation — ne s'applique qu'aux autres. Les bombes américaines, françaises ou israéliennes, elles, seraient responsables, raisonnables, philosophiquement maîtrisées. Elles auraient lu Clausewitz, fréquenté l'ENA, fait un stage à Davos. La bombe iranienne, elle, serait une bombe barbare : orientale, émotionnelle, incontrôlable. Et pourtant, les faits sont têtus : ce ne sont pas les mollahs qui ont envahi l'Irak, rasé la Libye, pulvérisé Damas. Ce ne sont pas les ayatollahs qui ont largué des bombes à fragmentation sur des civils. Ce sont les « démocraties matures ». Ce sont les puissances dites "rationnelles" qui violent le droit international avec une régularité de métronome.
Le sophisme de la menace Ce débat, en réalité, est saturé de sophismes. Le sophisme de l'exception sécuritaire : « Il faut empêcher l'Iran d'avoir la bombe, car il est dangereux. » Mais Israël, qui l'a déjà, n'a jamais signé le Traité de non-prolifération. Et personne ne s'en offusque. Le sophisme de la dissuasion vertueuse : « La dissuasion fonctionne… sauf avec l'Iran. » Autrement dit : nous sommes rationnels, eux sont mystiques. Ce n'est pas un argument, c'est un préjugé. Le sophisme du droit conditionnel : « Le droit international doit être respecté. » Sauf quand il gêne les intérêts occidentaux. JCPOA ? Violé. Résolutions de l'ONU ? Ignorées. Sanctions unilatérales ? Légitimées. Le droit devient l'alibi du plus fort, jamais son frein.
La bombe comme passeport diplomatique Soyons clairs : l'arme nucléaire n'est plus un outil de guerre. C'est une carte de membre du club des puissants. Depuis Hiroshima et Nagasaki, elle n'a jamais été utilisée, mais elle sanctuarise ceux qui la possèdent. Elle dissuade les interventions, impose le respect, garantit une place à la table où l'on découpe le monde. L'Iran l'a compris. Il a signé l'accord de Vienne en 2015, respecté ses engagements, coopéré avec l'AIEA. En retour ? Trump s'en est retiré en 2018. Sans condamnation. Sans rappel à l'ordre. La communauté internationale a simplement haussé les épaules, démontrant que le droit n'est contraignant que pour les faibles. Et depuis 20 ans on nous assène que l'Iran aura la bombe dans trois mois. Depuis, Téhéran a tendu la main, plaidé pour le dialogue. On l'a puni de drones, d'assassinats ciblés, de sanctions qui étranglent les mères et les enfants depuis 50 ans. Le seul ordre qui prévaut, c'est celui de la force.
La vraie peur : l'égalité Non, la terreur occidentale ne vient pas d'un missile nucléaire sur Tel-Aviv. Aucun régime, aussi messianique soit-il, n'a intérêt à son propre anéantissement. Ce qui dérange vraiment, c'est qu'un pays comme l'Iran puisse se hisser au même rang que les grandes puissances. Qu'il ne soit plus un mendiant, mais un interlocuteur. Plus un problème, mais un partenaire obligé.
L'égalité, voilà la vraie bombe Dans le théâtre mondialisé des relations internationales, la bombe est un micro. Sans elle, vous parlez dans le vide. Avec elle, on vous écoute, on vous invite, on vous respecte — même à contrecœur. C'est cette idée que l'Occident, et Israël en particulier, ne peut tolérer. Non parce que c'est dangereux, mais parce que c'est injustement juste.
La punition collective : une guerre sans missiles Et pendant que les chancelleries dissertent, les peuples trinquent. Les Iraniens ordinaires — étudiantes, ouvriers, malades — paient le prix fort pour une arme qu'ils ne verront jamais. Pénuries, isolement, inflation. Le nucléaire n'est pas encore là, mais la guerre, elle, a déjà commencé. Invisible, économique, silencieuse. Le drame, ce n'est pas que l'Iran veuille la bombe. C'est qu'il n'ait plus d'autre choix pour être entendu.
Et maintenant ? Alors oui, empêchons l'Iran d'avoir la bombe. Mais pas avec des sermons vides. Pas avec deux poids, deux mesures. Pas avec des sanctions qui affament des peuples pour satisfaire des fantasmes stratégiques. Empêchons-le en restaurant le droit international, en garantissant l'égalité de traitement, en construisant un monde où le respect ne dépend pas de la capacité de destruction. Parce qu'un jour l'Iran obtiendra la bombe, ce ne sera pas la fin du monde, mais ce sera la fin d'un monde, la fin du monopole occidental sur le récit sécuritaire. Dernière question La prochaine fois qu'on vous parle du « péril nucléaire iranien », posez-vous la seule question qui vaille : a-t-on vraiment peur de la bombe… ou de ce qu'elle vient contester ?