Il a fallu attendre presque trois mois après les élections parlementaires pour que la Tunisie découvre le nom de l'homme sous la houlette de qui sera dirigé le prochain gouvernement. C'est un soulagement, certes, mais il y a beaucoup de temps perdu, ce qui n'est pas sans impact sur la situation générale dans le pays, d'autant plus que tous les secteurs de la vie publique trinquent depuis quelques années. Aurait-on pu faire avancer l'échéance ? Ou bien c'était la seule alternative offerte ? Quoi qu'il en soit, cet apaisement n'est que formel aux yeux de certains qui contestent le choix de Habib Essid et qui y voient un signe non rassurant quant à l'avenir politique du pays. Les arguments dont ils se prévalent sont-ils plausibles ? Leurs craintes sont-elle fondées et légitimes ? Dissensions au sein de Nida Techniquement parlant, il n'est pas possible de nommer un chef du gouvernement avant cette date, vu que cela doit se faire par le nouveau Président de la République dont l'investiture n'a pu être officialisée que tout dernièrement après le verdict final du Tribunal administratif qui a dû se prononcer sur les requêtes formulées par le président sortant. Cependant, plusieurs parties s'attendaient à une meilleure issue de cette attente obligée. Illusion ou optimisme béat ? A voir les choses de plus près, on ne devrait pas se leurrer, car, pendant tout ce temps passé, rien n'a été miroité à propos de l'identité de ce oiseau rare, ni sur la configuration du nouveau gouvernement, ni sur le programme qu'il allait exécuter. En d'autres termes, l'empêchement procédural n'excuse pas le silence absolu observé à ce niveau ; on aurait très bien pu éclaircir ces questions cruciales ne serait-ce qu'en y jetant quelque lumière. Il va sans dire qu'il est du ressort du parti vainqueur aux élections de nommer le chef du gouvernement qu'il veut et de constituer cette institution comme bon lui semble. Seulement, la conjoncture délicate que vit le pays impose une certaine clarté dans la manière d'organiser le pouvoir, puisqu'on aborde une période charnière qui est censée inaugurer la Deuxième République où la Tunisie devrait être dotée d'institutions démocratiques stables et durables. D'après les déclarations des uns et des autres, Nida Tounes n'a consulté aucun parti dans son choix de Habib Essid. Les plus proches d'entre eux, à l'image de Afek Tounes et l'UPL, en ont été, tout au plus, informés juste la veille de son annonce officielle. D'ailleurs, même certains dirigeants du parti, à l'instar de Khemaies Ksila, n'ont pas été consultés par leurs instances partisanes. Mais cela n'a pas empêché ce dernier de faire une pirouette à 180 degrés, puisqu'après avoir déclaré, dimanche dernier, que des parties hostiles se trouvaient derrière la rumeur de la désignation de Habib Essid au poste de chef du gouvernement, il a affirmé, le lendemain, que la Tunisie a enfin trouvé la personnalité capable de diriger le pays. Son partisan, Khaled Chaouket, lui, n'était pas complaisant à l'égard du comité constitutif de son parti auquel il impute l'entière responsabilité politique d'un tel choix, estimant que la nomination d'Habib Essid pour le poste de chef du gouvernement n'a pas bénéficié d'un large consensus, aussi bien à l'intérieur du parti de Nida Tounes qu'au sein des autres partis. Et d'ajouter « à mon avis, ce choix n'est pas à la hauteur des attentes du peuple tunisien ». Il a, en outre, souligné qu'on aurait dû choisir quelqu'un de plus jeune et que les compétences parmi cette tranche d'âge ne manquaient pas que ce soit dans son parti ou bien en dehors. Il paraît que la tendance au sein de Nida Tounes va dans le sens opposé, étant donné que Béji Caïd Essebsi a proposé à Mansour Moalla, l'ancien ministre des Finances et du Plan, de prendre en main le ministère de l'Education, mais celui-ci a décliné l'offre, en répondant : « A 84 ans, je ne travaille plus ». D'après certains médias, qui ont ébruité la visite du dimanche de Rached Ghannouchi au Palais présidentiel pour s'entretenir avec le nouveau Président de la République, seul le Mouvement Ennahdha était consulté à propos de cette nomination de Habib Essid qui, selon des observateurs, était décidée pour satisfaire et rassurer le parti islamique. Ils pensent que cette entente entre les deux grands partis du pays met fin à la bipolarisation qui a caractérisé la vie politique, pendant ces dernières années, et qui a fait prévaloir le « vote utile ». Mais cette démarche empruntée par Nida Tounes est-elle de nature à satisfaire les partisans et les sympathisants de ce dernier qui se sont inscrits dans ce processus dans le but de contrecarrer Ennahdha ? Un passé problématique Le savoir-faire de Habib Essid en matière sécuritaire et dans le domaine agricole peut être d'un grand apport en cette période de crise, estiment ces mêmes observateurs. Mais, son appartenance à l'ancien régime et aussi à la Troïka ne milite pas en sa faveur et risque fort d'entacher le processus démocratique de vices et de susciter des déceptions et des appréhensions chez tous ceux qui s'attendaient à ce que la Révolution rompe définitivement avec ces anciens systèmes aussi bien au niveau de la forme qu'au niveau du contenu. Le fait qu'il ait servi sous le gouvernement de Hamadi Jebali, où se sont produits les événements de la chevrotine de Siliana et l'assassinat de Chokri Belaid, laisse des doutes chez ses détracteurs quant à sa capacité à déterminer les responsabilités, du moins, dans ce dernier dossier, comme l'a promis le Président de la République, où il en assume une partie en sa qualité de conseiller à la sécurité auprès de l'ex chef du gouvernement. L'autre grief qu'ils opposent à sa nomination c'est celui du régionalisme, vu qu'ils estiment, qu'excepté Ali Larayedh, tous les autres qui ont occupé ce poste, depuis Hédi Nouira, sont du Sahel. Comme on le voit, l'homme fait l'objet de plusieurs réserves et son choix est loin de faire l'unanimité. Néanmoins, il faut lui laisser du temps, car en politique, ce sont les actes qui priment, ce qui veut dire qu'on devrait lui épargner tout procès d'intention. Attendons pour juger et soyons optimistes d'autant plus que nous avons une société civile très vigilante. Elle constitue le garant contre tout dérapage...