Le dirigeant et député au sein du Parlement du bloc d'Ennahdha, Abdelatif Mekki, est revenu sur dossiers les plus brûlants de l'actualité tunisienne. Au fil de cet entretien, l'ancien ministre de la Santé publique s'est expliqué à propos des différentes décisions prises par les deux gouvernements de la Troïka et sur leur impact actuel sur l'économie nationale. Le prochain congrès d'Ennahdha et ses futures politiques ont de même été abordées. Le Temps : Vous vous apprêtez à organiser votre onzième congrès national. Lors d'un passage télévisé, Samir Dilou a indiqué que le nom changerait du mouvement d'Ennahdha au Parti Ennahdha, ce changement s'inscrit-il dans ce que certains appellent ‘la tunisianité' d'Ennahdha ? Abdelatif Mekki :En réalité, le nom du mouvement ne pose aucun problème actuellement. Aucune partie n'a manifesté d'opposition quant au nom d'Ennahdha, même pas les partis qui nous critiquent ouvertement. Ce sujet a été abordé la première fois par le chef du mouvement, c'était dans le cadre d'un débat, mais je ne pense pas que cela serait à l'ordre du jour. Dans les années 80, nous avons changé le nom, qui était à l'époque le mouvement du courant islamiste, parce que nous avons estimé que ce nom donne l'impression qu'on s'accapare la religion. En ce qui concerne la tunisianité du mouvement, je peux vous affirmer qu'Ennahdha a toujours été et sera toujours tunisienne, tous ceux qui ne se sentent pas tunisiens au sein d'Ennahdha n'ont rien à se ‘tunisianiser'... On ne peut pas prétendre qu'Ennahdha n'est pas tunisien juste à cause de nos appartenances intellectuelles, appartenances qui trouvent leurs origines dans les écoles tunisiennes. Si on part de cette logique, on dirait la même chose des francophones, des anglophones et des autres. La Tunisie est une mosaïque où toutes les cultures se rencontrent et cohabitent ensemble, il ne faut pas que l'on vienne déranger cette harmonie. Le congrès se tiendra en été et on œuvrera dans le but de participer concrètement à l'amélioration de la situation de notre pays. -Rached Ghannouchi a déclaré, il y a quelques semaines, qu'il pourrait ne pas se présenter pour la présidence du mouvement lors du prochain congrès, cela a-t-il été confirmé ? On travaille actuellement sur l'amélioration de notre règlement fondamental. On étudie la possibilité de changer le système du mouvement en allant du système directif présidentiel au système directif collectif. Cela veut dire que le bureau exécutif, élu lors du congrès national, se chargera d'élire le président du mouvement. On souhaite que le commandement du mouvement soit plus collectif et que le Conseil de la Choura soit plus souple. Pour Rached Ghannouchi, il est le bienvenu dans n'importe quel poste ou statut au sein du mouvement. -Est-ce que les élections municipales sont à l'ordre du jour ? Pensez-vous que ces élections auront lieu cette année ? Je ne pense pas que ces élections puissent avoir lieu en 2015. Il nous reste encore beaucoup de travail à accomplir et c'est difficile d'y arriver cette année. Il est encore tôt pour que ce sujet soit au cœur des discussions au sein d'Ennahdha. -Quelle est votre position quant à la dernière initiative de Hamadi Jebali ? Pensez-vous que cette initiative coupe définitivement le lien de Jebali avec Ennahdha ? Hamadi Jebali ne pourra jamais rompre les liens avec ceux qui ont tout partagé avec lui, aussi bien liens amicaux que politiques. Cependant, Hamadi Jebali est maintenant devenu une personnalité indépendante, il peut donc présenter de nouvelles initiatives pour enrichir la scène politique. En ce qui concerne le Front des libertés dont il a parlé dernièrement, les choses ne sont pas encore claires ; on ne sait pas encore s'il s'agit d'un parti politique ou d'un mouvement de conscience au sein de la société qui se veut protecteur des libertés. La position d'Ennahdha quant à cette initiative dépendra de la définition de sa nature. s'il s'agit d'un organisme sociétal, il se pourrait que notre mouvement s'y engage. -Le grand point de discorde entre le mouvement et Hamadi Jebali est l'alliance que vous avez avec Nidaa Tounes, est-ce qu'Ennahdha est satisfait de cette union ? Cette alliance a été longuement discutée par les différentes structures de notre mouvement et on a fini par décider qu'il fallait aller vers cette union. Les grands partis sont grands par leurs idées et comportements. Actuellement, nous sommes engagés à nous tenir à la décision de la majorité des structures du mouvement mais cela ne veut nullement dire qu'on ne peut pas réviser notre position pour renforcer cette alliance ou, au contraire, la réviser entièrement. En ce qui concerne la satisfaction, on garde la conviction qu'on aurait pu avoir une meilleure participation et on espère qu'on arrivera à améliorer notre contribution. -Qu'en est-il du comité des quatre partis majoritaires et du suivi des actions gouvernementales avec Habib Essid ? Il y a eu quelques rencontres concernant la constitution de ce comité, dès qu'il sera formé, des réunions répétitives avec le chef du gouvernement seront tenues afin de suivre le travail gouvernemental. Il faut que ces rencontres tournent autour des grands dossiers sinon l'initiative échouera. -Pensez-vous que ce gouvernement réussira à résoudre la crise du bassin minier ? Sortir de cette crise n'est pas un choix mais une obligation parce qu'on n'a aucune autre alternative économique. Il faut trouver une solution judicieuse qui puisse répondre aux requêtes des protestataires tout en réanimant l'économie nationale. Le conseil ministériel a pris une série de mesures et on espère que cela pourrait mettre fin à cette crise. Il faut que toutes les composantes civiles et politiques mettent la main dans la main afin de sortir de cette impasse. -Plusieurs personnalités ont assuré que les derniers événements survenus à El Faouar cachent des lobbies qui essaient de semer le chaos dans le pays, qu'en pensez-vous ? Les soulèvements qui ne sont pas encadrés ont toujours existé en Tunisie même avant la Révolution. On peut citer à titre d'exemple les événements du pain ou la Révolution de 2011 en soi. Ce qui s'est passé à El Faouar est la conséquence de ce que vit la région depuis des années, tout le monde sait qu'El Faouar fait partie des zones qui sont entièrement marginalisées et défavorisées. Nous n'accusons ni le CPR ni les forces de l'ordre. Nous avons réclamé qu'une enquête soit ouverte afin que la vérité soit connue par tout le monde. -Le terme enquête dérange un peu en ce moment vu qu'à l'époque de la Troïka, plusieurs enquêtes n'ont pas abouti, dont celle des événements du 9 avril 2012, espérez-vous des résultats concrets de cette enquête que vous réclamez ? Cela résume un peu la crise du pays. Quand un incident survient, les versions se multiplient et tout le monde se demande laquelle croire. Il faut que les autorités fassent leur propre enquête mais il faut, en même temps, que des parties neutres en fassent de même afin de dévoiler toute la vérité. L'échec des commissions des enquêtes ne veut pas dire que l'on doit délaisser les enquêtes définitivement, c'est notre seul moyen de dévoiler la vérité. Vous autres journalistes, vous avez la possibilité de mener ce genre d'enquête en allant sur terrain et en posant des questions à ceux qui étaient présents. On sait que malheureusement quelques journalistes ont été victimes de violence et on est de tout cœur avec vous. Mais vous, vous pouvez être utile dans ce genre d'initiative. -Quand vous étiez au pouvoir, il y a eu quelques grèves dans différents secteurs. A l'époque, ces grèves étaient qualifiées de tentatives pour saboter l'action du gouvernement ou encore pour mettre le bâton dans les roues. Aujourd'hui, ces protestations ont triplé, estimez-vous qu'il s'agit toujours de tentatives pour saboter le travail du gouvernement ? Le droit de la grève est garanti par notre nouvelle Constitution. De ce fait, Ennahdha ne peut pas avoir de position négative quant à ces protestions. Cependant, notre position reste appréciative ; nous estimons que la manière dont sont menées les grèves aujourd'hui n'est pas la solution idéale vu l'état où se trouve le pays. Nous avons besoin de travailler aujourd'hui, l'économie nationale ne peut pas continuer à donner sans recevoir. L'Etat ne peut pas répondre à toutes les requêtes, il faut étudier les différentes sources de financement, mettre en place un forum national économique et essayer d'avancer afin de pouvoir mettre en place une économie solide. Nous avons été occupés à remettre en place notre système politique lors des trois dernières années comme l'a voulu le peuple tunisien. Maintenant, il faut commencer à résoudre nos problèmes, et ces problèmes ne peuvent pas être résolus si on continue dans cette atmosphère de grèves. -Certains experts affirment que cette situation économique est le fruit du travail des trois derniers gouvernements, allant des compensations jusqu'aux aux multiples augmentations salariales, qu'en pensez-vous ? Nous avons nous-mêmes trouvé des conventions. Nous avons travaillé avec la logique de on ne donne que quand on a quoi donner. N'oubliez pas que les deux gouvernements de la Troïka ont réalisé le meilleur taux de croissance depuis la Révolution, on pouvait donc nous permettre de faire quelques augmentations. Nous avons stimulé l'économie et nous avons augmenté le budget du développement afin de créer de l'embauche sous les conseils de quelques experts. Politiquement parlant, il faut envoyer des messages d'espoir aux citoyens pour les motiver afin qu'ils continuent à travailler. Malheureusement, entre temps, il y a eu le problème du terrorisme et les efforts pour le combattre. En ce qui concerne le volet des compensations, j'aimerais y apporter une clarification très importante : aucune compensation n'a été financée par la caisse de l'Etat. Une caisse a été créée avec la collaboration du ministère des Droits de l'Homme et de la Justice Transitionnelle et plusieurs pays amis, dont le Qatar, y ont versé des sommes respectables, à peu près 30 milliards. Une somme qui été répartie entre les bénéficiaires à raison de six mille dinars pour chaque personne. Tous les dirigeants d'Ennahdha ont refusé de recevoir cette compensation mais on ne peut pas obliger tout le monde à en faire de même. -Cela n'aurait pas été plus logique et moins polémique si vous aviez cédé ce dossier à un comité officiel, comme l'Instance vérité et dignité, plutôt que de vous en charger vous-même ? Tout d'abord il faut clarifier un point : il n'y pas que les islamistes ou les proches des islamistes qui ont bénéficié de cette compensation, tous les anciens détenus politiques ont pu en profiter. Ensuite, cette compensation s'est faite sous le couvert d'une loi qui a été mise en place sous le gouvernement de Béji Caïd Essebsi. Maintenant que l'IVD est installée, elle peut revenir au cas par cas et améliorer les conditions de la compensation. -On aimerait avoir votre avis de député sur deux projets de loi polémiques qui sont la loi criminalisant les agressions contre les forces armées et la révision de la loi 52. Pour la première loi, je trouve qu'elle a réussi un accomplissement : celui de réunir presque tout le monde autour d'un même avis. Tout le monde est en désaccord avec cette loi, même quelques syndicats sécuritaires l'ont fortement critiquée. Je ne sais pas encore comment va procéder le bureau de l'ARP mais ce que je sais c'est que cette loi doit être profondément modifiée. En ce qui concerne la loi 52, je pense qu'il est impératif de la réviser. Tout en gardant la conviction que la consommation de n'importe quelle drogue ne peut être que nuisible, j'estime que cette loi doit être modifiée afin de sauver nos jeunes et non pas sauver les dealers de drogue. Le taux de surcharge en prison est de 200% voire plus et je sais de quoi je parle. Il faut donner une deuxième chance aux consommateurs qui essaient pour la première fois et il faut aussi penser à désintoxiquer les toxicomanes. Quand j'étais à la tête du ministère de la Santé publique, on a travaillé sur cette loi avec les autres ministères concernés. Il faut trouver une solution à ce phénomène qui a détruit la vie de plusieurs jeunes. -Pour finir, quelle est votre position quant au dernier discours tenu par Moncef Marzouki lors du Forum international de Doha ? Un discours qui a provoqué plusieurs réactions virulentes. Sincèrement je n'ai pas écouté le discours entier de monsieur Marzouki mais j'ai suivi les réactions sur les journaux électroniques. Je pense que l'idée n'est pas fausse, la stabilité en Tunisie doit être le résultat de réformes profondes, des réformes dont tout le monde a besoin. -Etes-vous d'accord avec le principe d'étaler ce genre de problèmes dans un pays étranger au cours d'un forum international ? Le mieux aurait été d'en discuter en Tunisie avec les parties concernées mais même là, cela aurait été transmis dans les médias et le résultat aurait été le même. Cependant, je n'apprécie pas l'acharnement à l'encontre de Marzouki ou autre. Quand Moncef Marzouki commet une erreur, on s'efforce à en faire tout un plat, quand d'autres en commettent, on fait tout pour étouffer l'affaire. Il ne faut pas aller dans la voie de deux poids deux mesures, il faut plutôt tirer des leçons de ce qu'on a vécu et aller de l'avant. Propos recueillis