Quelques heures après sa publication sur les réseaux sociaux, le cliché du photographe Karim Kammoun a été supprimé de Facebook après un signalement massif de la part des internautes tunisiens et pour cause: le photographe a pris en photo une femme, mi-nue, dont le corps est marqués par de bleus causés par les coups de son mari. Intitulée ‘le seul fautif... c'est elle', la photo a été signalée par des milliers d'internautes comme étant une photo érotique... Après la suppression de la photo, le photographe a publié un post où il explique que la femme en question est issue d'un milieu social très élevé et ayant été victime, à plusieurs reprises, de violences par son mari. Voulant rompre le silence, la femme a fait appel à Karim Kammoun pour qu'il mette l'accent sur ces femmes qui se font battre, parfois, jusqu'à la mort. Quelques heures après le retrait du cliché, plusieurs blogs et journaux électroniques l'ont repris et partagé en masse afin de dénoncer et la violence et sa banalisation. Ancienne présidente de l'Association tunisienne des femmes démocrates et avocate du centre d'écoute des femmes victimes de violences au sein de la même institution, Bochra Bel Hadj Hmida, nous a indiqué que la dernière enquête de l'Office national de la famille et de la population (ONFP) démontre qu'une femme sur deux est victime de violences. « Et encore, il ne s'agit là que des femmes qui trouvent le courage de parler, les autres ne le font pas à cause de plusieurs autres facteurs. Les chiffres sont beaucoup plus importants que cela... Quand on parle de violences conjugales, il faut toujours que l'on garde en tête que pour les femmes qui en sont victimes, les choses sont très compliquées. Rien qu'au niveau juridique, les procédures sont épuisantes. Une femme victime de violences conjugales ne peut pas être sûre de remporter son affaire puisqu'un certificat médical – bien qu'il soit délivré par les services de la santé publique – n'est malheureusement pas suffisant puisque même si on arrive à démontrer les dégâts physiques, nous ne pouvons, en aucun cas, en désigner le vrai coupable puisque, généralement, l'agression se fait dans des lieux privés. Les quelques procès que l'on peut remporter dans ce genre d'affaire sont lorsque les traces sont encore visibles. Toutefois, les femmes osent rarement montrer ces traces puisqu'elles sont, habituellement, sur des zones du corps que l'on n'ose pas montrer. C'est pour cela que j'estime que cette femme qui s'est laissée prendre en photo a rendu service à toutes les autres qui n'osent pas dénoncer. Et j'espère que cet incident amènera l'Etat à engagerdes femmes policières dans les postes pour pouvoir vérifiervérifier les traces de violences sur les corps des femmes qui viennent porter plainte contre leurs époux ». Concernant la législation, la députée nous a assuré que le ministère de la Femme, de la Famille et de l'Enfant est en train d'élaborer un projet de loi qui sera finalisé au début du mois prochain. D'après Bochra Bel Hadj Hmida, cette loi englobera toutes les formes de violences et sera, certainement, adoptée par l'Assemblée. Sondes Garbouj, ancienne présidente d'Amnesty international et psychologue, s'est intéressée à la notion de violence dans la perception de la société tunisienne. « Il existe un grand problème conceptuel et culturel dans notre définition de la violence. Je me rappelle qu'on avait mené une campagne contre la violence faites aux femmes et nous, Amnesty international, avons été invités à nous exprimer lors d'une séance d'écoute au sein de l'Assemblée nationale constituante. J'ai été heurtée à un grand problème puisque plusieurs députés – dont une bonne majorité faisant partie des conservateurs – n'ont pas réussi à accepter que l'on puisse parler de violences et de viols au sein de l'institution du mariage. Se basant sur des références purement religieuses, ces personnes ont refusé d'admettre qu'au sein d'un mariage, une femme puisse revendiquer d'avoir été victime de violences ou de viol puisque, pour eux, il est évident que le corps de la femme devient la propriété de son mari une fois le contrat du mariage signé. Ceci est un indice de la conception des personnes sur la violence conjugale qui, et en dépit de tous les textes de loi qui peuvent exister, fera toujours barrage à celles qui portent plainte contre leurs maris violents. Les personnes qui sont aux premières loges dans l'accueil des femmes violentées – et là nous parlons des policiers, des médecins, des juges et même des médias – recevaient ces femmes avec cette conception. Donc, la prise en charge des femmes victimes de violences est, d'emblée, faussée et la victime est découragée puisqu'elle est, généralement, maltraitée dès les premières procédures de la dénonciation.' Concernant la réaction des internautes qui ont été choqués par la nudité et non par les bleus, la psychologue nous a expliqué que chacun commente la photo selon son propre angle de vue. « C'est un amalgame. Ceux qui ont vu les seins ont, aussi, vu les bleus. Ce qui diffère, c'est l'interprétation de la photo. Cette femme a été maltraitée par son mari, en l'occurrence, par celui qui possède son corps. En dénonçant cette violence, elle rejette le droit suprême de son mari et c'est cela qui est, réellement, contesté. Le seuil de tolérance de la violence est devenu très élevé en Tunisie durant ces cinq dernières années... En Espagne, il existe une loi intégrale contre les violences faites aux femmes et rien n'est permis: quand on tolère une blague sexiste dans une émission de téléréalité, on instaure une banalisation importante de la violence. D'ailleurs, il existe un réel raz-de-marée en Tunisie des émissions télévisées qui ne ratent aucune occasion pour banaliser les violences faites aux femmes. Il n'est donc pas étonnant que les internautes aient remarqué les seins nus sans relever la gravité des bleus ... » La polémique créée par cette photo nous rappelle, encore une fois, qu'il reste un long chemin pour la Tunisie en matière des droits de la femme. Ce cliché, publié pour dénoncer les violences conjugales et pour encourager les victimes à rompre le silence, a démontré l'insouciance de nos jeunes et le regard qu'ils portent à la femme qui demeure, à leurs yeux, un objet sexuel destiné à assoupir tous les besoins masculins.