Le film de Farès Naânaâ, ‘'Chbebek El Janna'', nous plonge d'emblée dans l'univers de l'émotion à la fois profonde et intense. C'est cette émotion pénible qui nous prend à la gorge nous rappelant la souffrance atroce inhérente à la condition humaine. Le film est poignant, très touchant et nous tient en haleine du début jusqu'à la fin. Au début du film, Sami perd sa fille, Yasmine, dans une noyade, alors qu'il déjeunait dans un restaurant en bord de mer avec des amis. Prologue Avant d'aborder une lecture critique du film, rappelons de prime abord qu'une œuvre n'appartient plus à son créateur dès l'instant où elle est livrée au public. L'auteur en perd les droits dès qu'elle traverse ce laps de temps qui s'écoule entre l'achèvement de l'œuvre et sa livraison au public. Nous allons donc parler d'une œuvre commune qui est, si l'on peut s'exprimer ainsi, tombée dans le domaine public et dont l'auteur a perdu les « droits d'auteur ». C'est donc notre point de vue que l'on émeut, notre ressenti, que l'on divulgue ci-après. Rappelons également que l'auteur lui-même est tout de suite dépassé par son œuvre dès le moment où il a commencé à la concevoir. En effet, pour l'auteur l'œuvre créée comprend 2 parties: D'abord ce qu'il a voulu dire, le message qu'il a voulu consciemment faire passer ou délivrer à travers son œuvre. Ensuite, tout ce qui lui échappe, qui est l'expression de ses angoisses et désirs inconscients, et qui transparaîtra malgré lui à travers son œuvre et que lui-même découvrira en regardant son œuvre achevée et en écoutant les autres la critiquer et en débattre. Revenons au film. Un Silence éloquent Chbebek El Janna, nous l'avons dit est un film marqué du sceau de l'émotion. C'est une émotion très forte mais qui ne se manifeste pas par la parole ni à travers les discours. Il s'agit, en effet, d'un film avare en dialogue. Pourquoi ? Est-ce un choix ? L'on peut penser qu'effectivement le manque de dialogue reflète un choix de l'auteur, choix plus ou moins conscient, plus ou moins inconscient; « il vaut mieux se taire que d'être maladroit ou de dire des platitudes, aurait-il pensé ? ». L'on peut également penser que cela traduit la nature du cinéaste, Fares Naanaa, sa personnalité ou ce qui en transparaît à travers ses quelques rôles d'acteurs où dominent le silence, le retrait et peut-être ce qui peut apparaître comme une certaine « gaucherie ». Une gaucherie qui est très touchante et qui rajoute de l'humain à ses qualités d'acteur. Fares Naanaa, l'acteur, paraît en effet une personne indécise, taciturne et en retrait. On peut dire dans cette éventualité que le film de Fares Naanaa lui ressemble. La Mort, un « accident » inéluctable La mort est un sujet tabou pour notre conscient. Elle est déniée par notre Inconscient: Freud ne disait-il pas que "L'inconscient ne croyait pas à sa propre mort". D'où découle la recherche effrénée de l'Homme pour comprendre ses origines et la raison de son existence. D'où l'existence de ce que l'on appelle l'angoisse existentielle, et des croyances, religieuses et autres, qui sont des tentatives d'apaisement de cette angoisse. La mort d'un enfant, un deuil impossible Donc, c'est de mort qu'il s'agit. Mais dans Chbebek El Janna, il ne s'agit pas de la Mort de Soi tout court. Mais de la Mort d'un Enfant, de son enfant. La mort d'un enfant... Le deuil est-il possible? Mort de l'enfant maillon de la continuité, source de l'immortalité fantasmée La mort d'un enfant crée l'impasse, le mur infranchissable, insurmontable. C'est une vie qui s'éteigne. C'est une vie coupée, tronquée. Des destins inachevés. Quand Yasmine disparaît, c'est le destin de ses parents, Sami, Sarra, qui s'arrête. Deuil insurmontable, deuil impossible que celui de la perte d'un enfant puisque l'on perd avec la mort de l'enfant, on perd notre espérance, notre semblant (naïf) d'immortalité, puisque cet enfant était censé immortaliser notre nom, nos gènes et que même si le Soi est mort l'enfant était censé le perpétuer, nous perpétuer. C'est la désespérance à son comble. Mort également de l'enfant "réparateur" A travers notre enfant, nous espérons combler nos manques, réparer les blessures que nous a infligées la vie. Notre enfant sera ce que nous n'avons pu être. Il sera la continuité en mieux, en meilleur, ... l'aboutissement de notre destinée inachevée. Pour le personnage du film, Sami-Lotfi El Ibdilli, la blessure était importante et béante car elle faisait écho à une autre blessure. Sami n'a pas connu son père. Sa mère l'a conçu en dehors des liens du mariage et l'a élevé toute seule. Il espérait se réparer en donnant à Yasmine « tout le père possible » qu'il pouvait, comme si le père se quantifiait! Manque de pot, manque de chance, cruauté du hasard, ou cruauté de la vie tout court, tout bonnement, tout bêtement, il perd sa fille et il ne peut plus lui donner le père qu'il n'a pas eu et dont il espérait réparer l'absence, le manque, la carence, le néant, à travers sa paternité pour sa fille, une paternité qu'il fantasmait parfaite. Mort de l'enfant rembourseur de dette Enfin, la mort d'un enfant vient interrompre un processus où l'on s'acquitte de ses dettes. En venant au monde et tout au long de notre croissance et jusqu'à plus, nous sommes irrémédiablement redevables à nos parents de la dette de nous avoir conçus et mis au monde et de la dette de nous avoir élevés, de nous avoir nourris, prodigué les soins, etc. C'est une dette trop lourde et inconsidérable (réellement et symboliquement), dette dont on ne pourra jamais s'acquitter. Donner à nos enfants ce que nos parents ont consenti et donné pour nous, nous permet de nous acquitter un tantinet ou si peu de notre dette envers ces parents irremplaçables. Pour résumer, la mort de Yasmine vient interrompre trois processus: L'immortalité, à travers le nom et les gènes. La réparation, à travers les projets que Sami se faisait pour sa fille. Le remboursement de sa dette à ses parents à travers tout le « père possible » qu'il voulait lui donner, lui offrir. L'anéantissement, la culpabilité puis le Voyage, la reconstruction de Soi Dans Chbebek El Janna, Sami et Sarra sont tous deux mis à rude épreuve par la disparition de leur fille mais le réalisateur a préféré se fixer sur le père plutôt que sur la mère pour des raisons inhérentes à la biographie mouvementée du père, Sami. L'anéantissement, la culpabilité Sami est blessé à mort par la disparition de sa fille. Il est abattu, anéanti, suicidaire. Il sombre, touche le fond, porte le poids du malheur, la culpabilité presque insurmontable de n'avoir pas su, pu protéger sa fille des aléas du Destin, de la cruauté du Destin. Il essaie furtivement et fugacement de rejeter une partie de cette culpabilité trop lourde sur son épouse. Il devient impuissant. Il ne peut plus ni générer ni « géniter ». Le Voyage Puis survient cette nouvelle tel un couperet que son père biologique vivant au Sud était mourant et qu'il devait aller le voir. Sami n'a jamais vu son père. Il entreprend alors ce long voyage vers (dans) le Sud, découvre son père, ses oncles, ses frères. Il se réconcilie avec son père mourant, puis mort. A ce niveau, on ne peut pas s'empêcher de faire le parallèle avec le Voyage que l'on fait à l'intérieur de Soi, le Voyage que chaque individu doit faire pour mûrir une ultime fois. Ce Voyage est souvent favorisé par les situations les plus difficiles, les blessures de la vie. Le voyage de Sami vers le Sud symbolise la distance psychologique entre ce qu'il était avant le décès de Yasmine et ce qu'il sera après tout le Voyage de souffrance à l'intérieur de lui-même. La connaissance de son père, de ses oncles et de ses frères symbolise la connaissance d'un pan de sa vie, de lui-même, des passages qu'il ignorait jusque-là. Le long voyage vers le Sud symbolise le retour sur (et non vers) le passé, tellement le sud est différent du nord. Il s'agit d'un voyage dans le temps. C'est un retour de Sami sur (dans) son passé, son enfance, son adolescence. Un passé qui s'est écoulé sans la présence d'un père. La réconciliation avec le père érodé, lessivé, mourant puis mort, symbolise la réconciliation avec soi-même et avec son passé et son histoire. Cette réconciliation passe nécessairement par le Pardon. Lotfi a pardonné à son géniteur toute son absence; il a pardonné à sa mère; il a pardonné à ses parents ; il excuse le Destin fatal écrit et tracé en nous. Le retour vers le Nord symbolise ce retour à la vie présente, sortant d'une grande victoire sur le passé. Sami est réconcilié avec son passé, avec sa vie, avec la Vie. De retour au Nord, Il recontacte Sarra. Leur vie de couple reprend petit à petit. La vie reprend son cours et son droit avec ses bonheurs et ses aléas. Epilogue Mais le film de Fares Naanaa ne parle-t-il que de mort ? A priori, le film traite de la Mort et du Deuil. Mais l'on peut tout aussi bien le regarder en négatif comme un film qui traite du bonheur et de la recherche du bonheur. A travers son voyage, Sami a retrouvé le chemin du bonheur malgré les blessures de la Vie. Riadh Bouzid