Véritable havre de paix qui éblouit, par sa beauté, les visiteurs, Kerkennah, située au large de la ville Sfax, connaît ces jours-ci une agitation inhabituelle et de violentes altercations entre protestataires et forces de l'ordre. Depuis quelques heures, la tension est montée d'un cran et la situation risque de dégénérer à chaque instant. La nuit du jeudi au vendredi aura été cauchemardesque pour les Kerkenniens. Ils l'ont d'abord vécu dans la pénombre puisque l'électricité a été coupée sur tout l'archipel. Mais ils ont surtout assisté à la multiplication des mouvements contestataires et une recrudescence des violences et des dérives de part et d'autre, sur fond de déclarations médiatiques houleuses de responsables politiques et syndicalistes. Alors qu'ils étaient centralisés au niveau du pont de Sidi Youssef à Mellita, les mouvements contestataires se sont élargis à la ronde et ont gagné tout l'archipel, notamment à Erramla, Bou Ali et El Ataya. L'usage, jugé, par les manifestants, excessif, du gaz lacrymogène, de balles en caoutchouc et des jets d'eau, par les forces de l'ordre pour disperser la foule et le fait de viser les manifestants à la tête et à la poitrine mais aussi les habitations ont fait monter la tension d'un cran et rendu les altercations plus violentes d'autant plus que le pont a été fermé au niveau d'« Awled Yang » pour empêcher les autres citoyens d'accéder à Mellita. Des blessures ont été enregistrées aussi bien dans les rangs des policiers que des citoyens. Dénonçant ce « blocus » et le recours excessif à la violence, les Kerkenniens sont sortis dans la rue tout au long de la nuit et deux rassemblements ont eu lieu, l'un devant le poste de police d'El Ataya et l'autre devant le siège du gouvernorat de Sfax pour inciter le gouverneur et les autorités à débloquer rapidement la situation. Hier matin, des citoyens auraient empêché des agents sécuritaires qui tentaient de se rendre à Kerkennah, de monter à bord du loud. Dans un communiqué rendu public hier, le ministère de l'Intérieur a expliqué que des individus s'étaient rassemblés hier au niveau du port de Sidi Youssef, bloquant la route avec des pneus enflammés, afin d'empêcher six camions de parvenir sur le site de Petrofac et avaient jeté des pierres et autres matériaux solides en direction des agents de l'ordre ou encore avaient fait rouler des bouteilles de gaz dans leur direction. Le communiqué invite les différents intervenants à privilégier la voie de la sagesse et de la discussion et faire de l'intérêt général une priorité absolue. Les débuts d'une crise sociale A l'origine de cette situation explosive, des revendications sociales de chômeurs de la région. En janvier 2016, suite au refus de Petrofac de continuer à alimenter le fonds environnemental destiné au gouvernorat de Sfax pour aider les jeunes chômeurs à la recherche de travail, plus de deux cent individus étaient entrés de force sur le site de la société pétrolière britannique de prospection et d'exploitation énergétique opérant à Kerkennah et y avaient entamé un sit-in, bloquant ainsi la production de l'entreprise. Plus de 260 personnes, désignées par la délégation spéciale, bénéficiaient jusqu'ici de ce fond, créé en 2011 et destiné à favoriser la paix sociale dans la région. Ils recevaient ainsi un salaire mensuel versé par Petrofac, pour un montant annuel général de 800 mille dinars, sans toutefois avoir droit à un contrat de travail ou encore une couverture sociale. Imed Derouiche, PDG de Petrofac Tunisie avait déploré à l'époque que sur les 266 bénéficiaires de ce programme, seule une centaine assurait des missions d'ordre public alors que les autres refusaient de travailler à proprement dire. Production à l'arrêt, emplois menacés Ayant enregistré des pertes colossales depuis la révolution à cause de récurrents blocages de sa production par des grévistes, chaque jour d'arrêt causant des pertes de l'ordre de 200.000 dollars, la société pétrolière envisage depuis un bon moment de quitter définitivement la Tunisie. Imed Derouiche a d'ailleurs annoncé que le dernier sit-in avait causé une perte directe de 30 millions de dollars à l'entreprise qui a d'ailleurs renoncé au forage de deux autres puits dans la région devant créer 1000 nouveaux emplois et à la totalité de ses investissements locaux pour l'année 2016. Dans ce contexte, elle a annoncé début 2015 son intention d'arrêter le financement du fonds de solidarité ce qui a provoqué l'ire des bénéficiaires de ce programme qui ont entamé un sit-in sur le site et réclamé leur titularisation dans le groupe. Pour calmer le jeu, les autorités sont intervenues en avril 2015 pour annoncer la prochaine création de la Société de l'Environnement de Kerkennah (SEK), financée par l'Entreprise Tunisienne d'Activités Pétrolières (ETAP) via un fonds de financement d'une valeur de 1 million de dinars, tout en obligeant Petrofac à poursuivre le financement du fonds environnemental jusqu'à la fin de l'année 2015. Un an après, la SEK n'a toujours pas été créée et Petrofac se trouve de nouveau au centre de mouvements contestataires et voit sa production de nouveau bloquée par des sit-inneurs. Conscients que leurs emplois étaient de plus en plus menacés et en réponse à ce sit-in, les employés de Petrofac ont entamé fin mars une grève de la faim afin d'inciter le gouvernement à prendre les mesures nécessaires pour débloquer la situation, garantir leur droit au travail et mettre fin de manière définitive à ce sit-in qu'ils qualifient de « sauvage » et de « destructeur ». Aucune lueur de dénouement Suite à l'échec des négociations entamées pour la levée pacifiste du sit-in, un important dispositif sécuritaire a été déployé à Kerkennah pour y mettre fin par la force. Ainsi ont débuté les altercations entre les forces de l'ordre et les protestataires soutenus dans leur démarche par l'Union Générale du Travail Tunisien. Campant sur leur position malgré les promesses des autorités de les recruter dans un bref délai et de leur bénéficier de la couverture sociale, les sit-inneurs ont refusé de quitter les lieux et une centaine d'individus ont bloqué la route menant à la société pétrolière dans la région de Mellita avec des pneus incendiés. Suite à l'échec des tentatives de dialogues, les forces de l'ordre ont eu recours au gaz lacrymogène. D'après le ministère de l'Intérieur, les protestataires ont répliqué avec des jets de pierres, des clous et des cocktails Molotov, détériorant ainsi quatre véhicules sécuritaires. Une dizaine de personnes ont été interpellées et quatre arrêtées à l'issue de ces premiers affrontements et l'un des individus aurait été torturé selon la section régionale de la Ligue Tunisienne des Droits de l'Homme. Des propos catégoriquement démentis par le ministère de l'Intérieur. Le 12 avril, une grève générale est décrétée à Kerkennah à l'initiative de l'UGTT et de l'Union des Diplômés Chômeurs, enregistrant un fort taux de participation. Couvrant les événements, deux journalistes de Nessma ont par ailleurs été violemment agressés par les manifestants. Une attitude vivement dénoncée par le Syndicat National des Journalistes Tunisiens.