Les cinq années passées après la Révolution ont été tellement pleines d'imprévus, d'hésitations et d'errements que le Tunisien ne sait plus qui gouverne réellement le pays, dans cette conjoncture transitoire difficile qui nécessite une classe dirigeante capable de mener le pays à bon port, surtout après les hommages rendus à la révolution tunisienne qui s'était achevée sans tourner à des massacres ou une guerre civile, comme c'est le cas dans les autres pays de ce que les Occidentaux aiment appeler « le Printemps arabe », tout en se moquant de notre niaiserie et de notre bêtise, pour avoir cru à ces balivernes. L'année qui s'est écoulée, sous la gouvernance du parti majoritaire n'a pas fait progresser le pays comme on s'y attendait ou, du moins, comme l'espèrait la majorité des citoyens tunisiens. Le sondage-test réalisé par votre journal « L'Expert » auprès de ses lecteurs et de personnes qui ont daigné y participer sur Facebook est des plus édifiants sur les sentiments partagés et les interrogations que se pose le peuple tunisien qui ne sait plus qui est le véritable timonier, dans le pays. Certes, la situation n'est pas adaptée à l'humour noir, mais la réalité est bien amère, surtout que le peuple tunisien a cru que le parti Nidaa Tounes et son précédent président Béji Caïd Essebsi, actuel président de la République vont mener la Tunisie à bon port. Mais la situation est devenue tellement floue que les Tunisiens ne savent plus à quel saint se vouer, surtout que les électeurs qui avaient choisi Nidaa Tounes n'auraient jamais cru qu'une alliance contre nature va être établie entre ce parti et le mouvement islamiste Ennahdha qui garde, encore, une base assez appréciable d'électeurs et qui a gagné un nombre de sièges assez important qui le place au premier rang à l'Assemblée des représentants du peuple. En posant la question « Qui est le véritable gouverneur de la Tunisie ? », nous ne nous attendions pas à certaines réponses et le classement est digne d'intérêt, puisque on s'attendait à un choix entre les actuels dirigeants, notamment le président de la République Béji Caïd Essebsi, le chef du gouvernement actuel Habib Essid ou celui de l'Assemblée des représentants du peuple, Mohamed Ennaceur, mais aucun de ces trois noms n'a occupé le premier rang dans ce sondage. L'axe bourguibisme / islamisme Déjà, il y a près de trois ans, Hassan Zargouni, directeur général de l'institut de sondage tunisien « Sigma Conseil », l'a prévu, dans un article paru sur « Al Huffington Post Maghreb ». Il a affirmé que « L'axe bourguibisme / islamisme domine et structure la vie politique tunisienne. Il correspond aux grands blocs de l'opinion publique. Cet équilibre politique entre les partisans de la «modernité de l'Etat» d'un côté et les défenseurs des «valeurs identitaires» de l'autre, fait qu'aucune formation politique n'a actuellement, et n'aura, sur le moyen terme, de majorité forte. A priori, aucun parti n'est actuellement capable de former une coalition forte et homogène sur le long terme tant les positions semblent antagonistes. La conséquence d'une large coalition éventuelle de type Nida Tounes et Ennahdha signifierait l'absence d'une opposition. Ce qui pourrait répondre aux aspirations d'une majorité de Tunisiens, faute d'une culture politique bien ancrée et compte tenu de la spécificité de la période de transition vers la démocratie. A cet égard, les études d'opinion indiquent qu'une majorité des Tunisiens ont une phobie du dissensus. Le spectre du déchirement et de ses conséquences potentiellement violentes ne rassure pas la classe moyenne et aisée. Ce qui ne veut pas dire pour autant que ces Tunisiens cherchent le consensus, c'est différent. D'ailleurs, très souvent lors des enquêtes par sondage sur l'état émotionnel de la société tunisienne et des études d'opinions, de larges franges de la population arrivent à exprimer ce qu'elles ne souhaitent pas voir arriver en Tunisie, et ce, d'une manière quasi-collective. Les gens disent plus facilement ensemble non, «non nous ne voulons pas de telle ou telle orientation politique ou de cette situation socio-économique». Mais ils arrivent très rarement à exprimer collectivement un oui, «oui à un projet de société commun». Tout cela rend la reconstruction institutionnelle du pays particulièrement difficile et explique en partie la non-émergence d'une élite politique capable de répondre aux aspirations des Tunisiens et apte à gouverner. Pour cela, il faudra du temps, probablement beaucoup de temps… Du temps pour comprendre notamment le paradoxe suivant: Les Tunisiens, dans leur immense majorité, votent pour des valeurs, mais si on les interroge sur les priorités du gouvernement, la rationalité l'emporte – l'amélioration matérielle de leurs conditions de vie, la sécurité, l'emploi, la santé, l'éducation et la baisse de la petite corruption… ». Ghannouchi en tête avec 36 % des voix Contre toute attente, Rached Ghannouchi, le chef charismatique du parti islamiste Ennahdha est accrédité du meilleur score dans notre sondage, avec 36 % des voix des personnes ayant répondu à notre question. On s'interroge pourquoi ce choix, mais à mieux y regarder on constate qu'il y a plusieurs raisons qui laissent penser que le Cheikh pourrait être le véritable timonier du pays, surtout que, depuis la Révolution, il a tenu à rester dans l'ombre tout en étant le véritable meneur du jeu. Le président d'Ennahdha n'a jamais voulu occuper un poste officiel dans la direction du pays, bien que les scores de son parti l'habilitent à être au devant de la scène politique et le véritable donneur d'ordres pour la gestion des affaires de l'Etat. Durant la période transitoire, son parti avait eu la majorité écrasante des voix lors des élections de l'Assemblée nationale constituante (ANC), avec 17.8% (37.7% des voix exprimées et 41% des sièges), et, malgré les bévues, ce parti est à 15% des intentions de vote sur le corps électoral et 36% des voix exprimées (l'effet de l'augmentation des voix non exprimées qui passent de 51% en octobre 2011 à 55.5% actuellement). Le premier parti de la Tunisie demeure celui des abstentionnistes potentiels. A chaque fois, l'apparition de Rached Ghannouchi a permis, un tant soit peu, de remettre les choses en ordre, alors que les deux autres partis de la Troïka n'avaient été que des pions pour lui permettre de faire passer ses décisions qui n'ont pas été le plus souvent judicieuses. Aujourd'hui et après la dislocation du parti Nidaa Tounes, le parti islamiste qui n'est pas mieux loti et qui s'embourbe dans les dissensions, aussi, est en tête à l'Assemblée des représentants du peuple et s'accapare, pratiquement, toutes la direction de toutes les commissions influentes, c'est-à-dire qu'il est maître du jeu et qu'aucune loi ne peut passer sans son consentement et son approbation. Béji Caïd Essebsi moins influent Victime des dissensions du parti qu'il a créé pour « sauver le pays », le président de la République Béji Caïd Essebsi outrepasse, selon les personnes interrogées, ses pouvoirs, mais ne serait pas le principal dirigeant du pays. Il n'obtient que 18 % des voix exprimées, soit juste un peu plus de la moitié de ce qu'a récolté Rached Ghannouchi. Certes, le président Essebsi sait d'emblée que, par la Constitution, il n'a pas beaucoup de pouvoirs dans ce régime parlementaire hybride et que la Constitution n'a pas été faite à sa taille. Son pouvoir réel, il le tient de son rôle fondateur du parti Nidaa et, à ce titre, il a une certaine autorité politique. Il peut communiquer directement au pays à travers les médias audiovisuels. Mais, en principe, une fois qu'il a nommé le premier ministre, le président ne gouverne plus le pays sur le plan interne, ce qui n'est pas le cas, avec un chef de gouvernement faible et ballotté à tous vents, sans être capable de prendre des décisions fermes, surtout qu'il n'a pas le soutien de la coalition au pouvoir. Toutefois, l'opinion publique voit que le Président de la République outrepasse ses pouvoirs et qu'il est le véritable décideur des actions du gouvernement. Mais son implication des les problèmes de Nidaa Tounes, alors qu'on s'attendait à ce qu'il soit au-dessus de ces dissensions l'ont affaibli, surtout que toutes les preuves l'accablent au niveau des accusations concernant sa volonté d'introniser son fils Hafedh Caïd Essebsi à la tête du parti. Les scissions au sein de Nidaa Tounes ont déjoué les plans du Président de la République et il semble qu'aujourd'hui, malgré certaines attributions diplomatiques reconnues, une influence politique dans le pays, une collaboration permanente avec Ghannouchi, ainsi qu'une magistrature morale, avec, quand même, plus de pouvoirs que son prédécesseur Mohamed Moncef Marzouki, il a perdu son emprise sur son propre parti qui lui servait de moyen de pression pour faire passer ses décisions. Gouvernement de l'ombre Ce qui est alarmant, chez l'opinion publique nationale, c'est l'évocation d'un gouvernement de l'ombre qui obtient 7 % des voix exprimées. Qui est ce gouvernement de l'ombre ? Quelles sont ses composantes et ses moyens d'action pour influer sur les décisions politiques ? Telles sont les questions qui nous viennent à l'esprit. Certains expliquent l'existence de ce gouvernement de l'ombre par les multiples dossiers en justice qui demeurent encore sans solutions. Des personnes interrogées se demandent pourquoi les dossiers de l'assassinat des martyrs Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi n'ont pas trouvé un aboutissement et pourquoi les procès trainent en longueur, sans que les juges arrivent à prendre une décision et alors qu'on gave l'opinion publique de déclarations tonitruantes autour de l'implication de telle ou telle personne dans ces forfaits. Certains s'interrogent, aussi, sur la prolifération du terrorisme et de l'embrigadement des jeunes pour aller combattre dans les foyers de tension. Ils se souviennent, dans ce sens, des affaires de l'amnistie générale constituante, des passeports délivrés à Zine El Abidine Ben Ali et sa famille, et de celle du mont Chaambi, lorsque l'ancien ministre de l'Intérieur, sous l'Assemblée nationale constituante, Ali Larayedh avait souligné que les terroristes qui s'entrainaient à la guerre « ne sont que des personnes qui s'adonnent à des activités sportives », alors que toutes les montagnes de Tunisie sont, aujourd'hui, infestées par les terroristes. Habib Essid et Chafik Jarraya Au quatrième rang de ce sondage, on trouve Habib Essid, le chef du gouvernement, ex aequo avec l'énigmatique Chafik Jarraya, avec chacun 6 % des voix. Si pour le président du gouvernement, ce score est acceptable, surtout en raison de ses performances, il n'en est pas de même pour l'homme d'affaires Chafik Jarraya qui veut se donner une stature politique d'envergure. Le chef du gouvernement Habib Essid n'a pas réussi son arrivée en faisant preuve de trop d'hésitations et d'atermoiements, tout en n'ayant jamais bénéficié d'aucun soutien auprès du parti majoritaire ou de l'Assemblée des représentants du peuple, ce qui fait que tout ce qu'il entreprend ne trouve pas d'écho et qu'il navigue à vue sans programme politique clair, pour le développement et l'emploi, surtout. D'ailleurs, pour les dernières frictions avec l'Assemblée, à la suite de l'absence de certains ministres aux débats, alors que des questions leur avaient été adressées, Essid avait été obligé de présenter ses excuses et de rentrer dans les rangs et notre dernier article « Un chef du gouvernement à côté de la plaque... », paru sur le précédent numéro de « L'Expert », explique cette situation. Pour sa part, Chafik Jarraya cherche à s'accaparer une place dans la décision politique et se positionner en tant que décideur incontournable, avec ses coalitions avec « Fajr Libya » et ses déclarations qui veulent faire croire qu'il est influent. Mais, il faut croire que ses multiples apparitions sur les plateaux de télévision lui ont permis de tromper peut-être beaucoup de personnes. Toutefois, jusqu'à maintenant aucune de ces positions n'ont pas eu d'effet. Le président de l'ARP au bas de l'échelle Alors que l'on croyait que l'Assemblée des représentants du peuple (ARP) avait tous les pouvoirs pour imposer ses décisions, son président Mohamed Ennaceur n'est accrédité que de 2 % des voix des personnes sondées. La première année qu'il avait passée à la tête de l'Assemblée a été, pratiquement, un fiasco total, bien qu'il ait bénéficié du soutien de Nidaa Tounes qui était, alors, bien majoritaire. Hatem Mrad, professeur de sciences politiques explique sur le journal « Le courrier de l'Atlas» que « Nida, parti indiscipliné par excellence, ne semble pas gouverner le pays, ne semble plus maitriser la situation. Pourtant, quand on est un parti gouvernemental, c'est-à-dire aux affaires, on ne peut pas se permettre d'être un parti en carton ». Actuellement, la donne a changé et c'est le mouvement Ennahdha qui a le vent en poupe, mais qui ne veut plus être, quand même, au premier plan, tout en menant les débats à sa façon et en bénéficiant d'une nouvelle répartition des directions des commissions de l'ARP. Ainsi, Ennaceur ne pourra pas regagner le terrain perdu, surtout avec cette nouvelle donne et il risque de perdre, encore, beaucoup plus et même son poste à la tête de l'ARP. Interférences étrangères, indécision et abstentions Le reste des voix du sondage, environ 22 %, se répartissent entre ceux qui croient que des interférences étrangères influent sur les décisions du pays, les indécis et ceux qui préféré ne pas exprimer leur choix. Les nostalgiques de l'ancien régime ont eu, aussi, leur mot à dire, surtout avec le retour en force de membres du Rassemblement constitutionnel démocratique (Parti dissous), sous l'ombrelle de la bannière bourguibiste. Certains sont même allés à penser que l'ancien président Zine El Abidine Ben Ali et sa suite continuent à diriger le pays par personnes interposées, grâce à leurs hommes de main qui ont encore, le pouvoir de l'argent, surtout que la prolifération de la contrebande et de la corruption. Des personnes sondées soulignent que rien n'a changé et ceux qui profitaient des largesses de l'ancien régime continuent à faire la pluie et le beau temps le pays Ainsi, près du quart des personnes interrogées sont dans l'indécision totale et l'incompréhension de la politique du pays, avec une grande tendance vers le pessimisme, en raison des multiples crises vécues par le pays, les mouvements sociaux qui ne cessent de s'amplifier et la montée du terrorisme qui continue à faire des victimes et se montre plus audacieux, grâce au vivier qu'il s'est créé en Libye, un pays voisin qui s'embourbe dans la guerre civile et où Daech et El Quaida ont trouvé un refuge de prédilection. Aujourd'hui, le pays a besoin de plus de clarté au niveau de la décision politique et de la gouvernance, et l'important est de savoir qui nous gouverne, vraiment, et à qui nous pouvons demander des comptes. Mais, comme l'affirme Hatem Mrad, « Inutile d'ajouter que Nida, parti indiscipliné par excellence, ne semble pas gouverner le pays, ne semble plus maitriser la situation. Pourtant, quand on est un parti gouvernemental, c'est-à-dire aux affaires, on ne peut pas se permettre d'être un parti en carton. Cela vaut aussi pour la coalition gouvernementale. Les quatre partis politiques membres de la coalition (Nida, Ennahdha, UPL et Afek) croient que leur rôle s'arrête à la désignation de leurs représentants au gouvernement. Ils n'ont pas compris qu'il leur incombe, eux aussi, eux surtout, d'aller sur le terrain, dans les régions en ébullition, expliquer les décisions gouvernementales aux chômeurs inquiets et révoltés. C'est leur rôle. A moins qu'ils préfèrent le confort des communiqués de presse. Des communiqués bien lus à la télévision, bien diffusées à Facebook ou sur le site de leurs partis respectifs ou encore la joie des plateaux. Au lieu de réagir tardivement, ils devraient apprendre enfin à prendre les devants. A moins qu'ils se soient encore embourgeoisés. A moins qu'ils préfèrent s'entre-déchirer pour le leadership. A moins qu'ils préfèrent céder le terrain aux partis d'opposition louches, aux djihadistes infiltrés ou aux pilleurs. La communication gouvernementale ne suffit pas. Un porte-parole gouvernemental ne ‘'communique'' pas dans le sens politique du terme. Il a juste un effet d'annonce. Les membres du gouvernement sont versés dans les dossiers techniques. Certains d'entre eux sont des hommes d'administration qui n'ont pas été formés au militantisme ou au contact direct avec le peuple. Ce sont leurs partis qui sont censés les aider ». L'Etat des lieux ne prête pas, surement, à l'optimisme, mais exige de nos gouvernants d'assumer, pleinement leur rôle, afin de mettre le pays sur les rails.