Le démon de la division est aujourd'hui tapi derrière toutes les portes, prêt à faire sauter le pays dans une déflagration aux conséquences incalculables. Nous sommes actuellement au stade de la schizophrénie naissante. Prenons-en conscience avant qu'il ne soit trop tard. Le rêve démocratique était-il trop beau? Quel démon perfide a pu se glisser dans la conscience d'un peuple, jusque-là réputé mesuré et tolérant, pour se livrer à un étripage où tous les coups bas sont permis? Quel vibrion d'une extraordinaire nuisance a fait du citoyen un ennemi de son concitoyen, dans une incommunicabilité désespérante alors qu'il était capable de grands élans solidaires même dans les pires épreuves? Tensions, divisions, discordes, hostilités gouvernent aujourd'hui les rapports intercitoyens dans quelque contexte que l'on se situe. Une violence diffuse est en train de s'instaurer, portant atteinte à la vague d'optimisme, enregistrée pendant les premiers mois de la Révolution. Un pessimisme délétère prend place et qui ne se cache même plus, malgré quelques efforts d'ici de là pour le revêtir de quelques ornementations, dussent-elles sentir le factice. D'ici, nous voyons déjà le regard inquisiteur désigner les agents de la division que certains attribuent soit aux salafistes, soit à quelques électrons libres de la Nahdha, soit à des Rcdistes, soit même à des éléments mafieux qui se sont infiltrés dans les interstices du tissu social, profitant du climat de zizanie généralisée. D'autres vont jusqu'à dénoncer une immense tragi-comédie, insidieusement ficelée, au-delà des lignes de combat au service de groupements occultes que dirigerait le gendarme de la planète pour distribuer les rôles et maintenir sa mainmise sur le monde. Le gendarme de la planète, avez-vous dit? Eh oui, qui d'autre que l'aigle américain et ses compagnons de prédation, Israël et ses acolytes, est capable d'une telle performance? Tous les acteurs de la scène politique tunisienne, de l'extrémisme salafiste aux ultra-communistes seraient, selon ces comptenteurs de l'expérience démocratique tunisienne, impliqués. C'est un peu un remake de la fameuse théorie du complot, ce complot qui menacerait le monde arabo-musulman et qui colonise à ce sujet l'esprit de certaines gens dont on ne sait d'ailleurs s'ils sont d'une intelligence politique telle que le diable lui-même s'y perdrait ou s'il ne sont que de braves individus naïfs et jobards, prêts à avaler n'importe quelle couleuvre… La vérité se situe, probablement, entre les deux, comme pour toute vérité d'ailleurs, n'en déplaise aux extrémistes de tout bord!
Légalité consensuelle Qu'importe, les fauteurs de division se nourrissent de la sève de la violence, en font leur plat non de résistance mais de nuisance. On en voit les effets et méfaits à chaque instant de notre présent, à chaque coin de rue, à chaque discussion, à chaque rencontre. On incrimine, à chaque prise de bec, un soi-disant vide politique pour expliquer ces déchaînements souvent gratuits et qui tournent souvent à un dialogue de sourds. Or, il n'y a pas réellement de vide politique. Cette notion de vide politique, on a tendance à la sortir pour justifier la mise à l'écart de l'Autre. Il n'y a pas de vide politique pour la bonne raison que les acteurs de la vie politique s'étaient entendus sur la mise en place d'une consensualité en l'absence d'une légalité constitutionnelle. Et ce, jusqu'à l'élection d'une Assemblée constituante dont précisément la tâche sera d'élaborer une nouvelle Constitution, une Constitution qui règnerait sans partage sur les orientations majeures et les mesures opportunes, à l'adresse de citoyens profondément pénétrés de l'intérêt supérieur de la patrie.
Les enfants du mutisme De cette flambée de violence on a donné plusieurs explications. Il y en a de politiques, de psychologiques, d'historiques, de conjoncturelles, de sociales, etc. Et il fallait en donner sous peine de sombrer dans un état d'hébétude face à l'ampleur du phénomène. Il fallait le faire parce que tous les jugements émis sur la personnalité du Tunisien s'accordent par mettre en évidence le sens de la mesure, l'esprit de tolérance et l'approche rationaliste de nos compatriotes, alors qu'il n'en est actuellement rien. L'explication qui vient surtout à l'esprit, c'est le mutisme dans lequel a vécu le citoyen tunisien (la dénomination de citoyen convient-elle ici?) pendant plusieurs décennies au moment-même où la planète explosait littéralement sous l'aiguillon de la liberté d'expression et de pensée. Ce silence de la parole était tel que ce citoyen, vivant dans une sorte de réalité brumeuse, perdait tous ses repères et trébuchait à chaque aspérité de l'existence, pour se laisser aller à la passivité la plus soporifique. C'était donc normal que, se réveillant, un 14 janvier, aux trompettes de la liberté, il se dessillât les yeux pour jouir à pleins poumons de ce souffle libérateur jusqu'à en perdre la raison. Quel symbole plus éloquent de ce réveil brutal que la silhouette de cet avocat hurlant son bonheur en pleine avenue Bourguiba, à l'annonce du départ de Ben Ali. Griserie sans nom mais qui, chez certaines gens incultes et de pente irrationnelle, pouvait donner lieu à tous les dérapages. Et puis, pour nous approfondir dans les arcanes de la psychologie du Tunisien, il nous faut reconnaître qu'en dépit de son sens de la mesure et de la modération, il y a chez lui le penchant inverse, celui de la violence, voire de la brutalité. On le perçoit même dans les discussions qui opposent, sur les ondes des radios et les écrans de télévision, des intellectuels entre eux. Serions-nous devant des cas de schizophrénie naissante au niveau de l'individu comme au niveau de la collectivité? Un cercle maléfique se profile où la liberté risque de perdre sa liberté et où la dignité sombre dans l'indignité: un cycle violence-anti-violence. Cycle qui a tout l'air d'aller crescendo parce que rationnel et irrationnel ne peuvent avoir que des rapports incestueux, comme le dit si joliment M. Mohamed Talbi, à propos de la religion et de la démocratie.