Cette jeunesse avait accompli ce miracle, à elle seule, sans l'aide de qui que ce soit. Elle avait donc le droit d'en récolter les dividendes. Aujourd'hui, 5 mois après, qu'en est-il au juste? Terrible ironie du sort. L'année dernière, à la même époque, Ben Ali déployait tous azimuts une stratégie médiatique destinée à rendre un hommage quasi planétaire à la jeunesse tunisienne. Cette jeunesse dont il se proclamait le fer de lance, le protecteur et le catalyseur, la plaçant à l'avant-garde de ses préoccupations cependant que son épouse, érigée en première dame de la Tunisie et du monde arabe, poursuivait la même politique avec pour objectif de hisser la femme tunisienne au rang de l'égérie du devenir national. Jeunes et femmes constituaient à cette époque les deux crédos associés dans une relation utérine dans laquelle l'un n'allait pas sans l'autre. Fameuses trouvailles que celle de la proclamation de 2010, année internationale de la jeunesse ainsi que la mise sur orbite astral de la femme tunisienne. Tout baignait dans l'huile: le monde était mis dans leurs poches. Pouvait-on mettre en doute ce couple «solaire» dont le rayonnement propulsait notre pays à l'avant-scène de l'Histoire. Les Nations Unies y ont souscrit la main sur le cœur. L'Occident, maître absolu de la planète, y a apposé sa griffe. Que demandait le peuple après cette ovation universelle? Aujourd'hui, les yeux sont dessillés. On s'aperçoit, en cette année de grâce de 2011, que toute cette politique n'était que de la poudre aux yeux. Que la jeunesse et, dans une moindre mesure, la femme, était le cadet des soucis de ce couple diabolique. Que les onusiens et les Occidentaux ont été magistralement embobinés et que le peuple des jeunes a été en réalité la victime d'une incommensurable imposture qui fera date dans les annales du globe. Cette triste réalité s'imposait pourtant avec une évidence aveugle, mais tout le monde était emporté par on ne sait quelle folle déraison avec une telle force que l'on y a vu que dalle. La terrible batterie médiatique mise en place par Ben Ali cachait le cœur du drame. Le drame, c'était, pour les jeunes, la précarité d'une situation intolérable qui laissait les jeunes carrément sur le bord de la route, en proie aux effets ravageurs d'une oppression sans égale, d'une injustice sans merci. Ils n'étaient pas dupes, ces jeunes. Ils passaient leur temps à ravaler leurs colères en passant le plus clair de leur temps attablés dans les cafés, ou errant comme des âmes en peine dans des rues vides d'espoir, rêvant à une hypothétique émigration dont ils savaient que cela pouvait finir dans un engloutissement en Méditerranée.
Politiciens et politicards L'année de l'apothéose était en réalité l'échéance de la désespérance la plus morbide. On comprend dès lors la désaffection de la jeunesse pour la chose publique. Et puis peut-on parler de chose publique quand la faim tenaille les tripes, quand l'échec est au bout de toute quête d'emploi, et que l'avenir se dresse en mur des lamentations. Toutes les catégories y étaient impliquées. Les diplômés et les non-diplômés, les citadins et les ruraux, les filles et les garçons. Et c'est pour cela que quand l'étincelle du 14 janvier a zébré l'horizon par le suicide de Mohamed Bouazizi dans l'enfer du feu, tous se sont élancés, une comme irrésistible lame de fond sur tout le territoire national, dans les rues et les campagnes, par dizaines de milliers, brandissant les étendards de la dignité et de la liberté. Portée à bout de bras par ces jeunes en sainte fureur, la Révolution a posé, en termes sans ambages, sa filiation directe avec la jeunesse du pays, la jeunesse du monde. Une jeunesse vibrante de ces deux rêves de liberté et de dignité. Aucune idéologie politique, religieuse ou sociale n'a effleuré ces protestataires des temps nouveaux, afin ne pas tomber sous la moindre coupe partisane. Elle y était indifférente, de cette indifférence qui relègue dans un coin sombre de l'espace tous ceux qui font métier de politique politicienne ou de politique politicarde. Ils tenaient, sans y ajouter la moindre once de théorie, à ce que cet immense coup de gueule, proféré par une jeunesse en émoi, soit une révolution décisive dans le cours du temps. Le malheur, et cela, ils le savaient, c'est que ce souffle libérateur pourrait se diluer dans des structures socio-politiques vermoulues, faut de foi en l'homme et d'adhésion aux critères de la modernité et de la créativité. Au départ, le 14 janvier les choses devaient se dérouler selon les exigences de ce scénario dont parfois il balbutiait, sans en être parfaitement pénétrés, l'abécédaire. Scénario qui devait, d'ailleurs, s'illustrer par ce raz-de-marée presqu'unique dans l'histoire de l'humanité, de millions d'autres jeunes lancés à travers une grande partie du monde arabe dans une héroïque tentative d'occuper généreusement l'espace infini de l'humain. Ne pas se laisser confisquer cette conquête qui transmue le travail en loisir et le loisir en travail, le savoir en force d'initiative et l'initiative en bain de jouvence, la collectivité en lieu de joie et la joie en force de cohésion, tel était leur rêve de dignité et de liberté. Mais hélas, trois fois hélas! Les briscards de la politique au sens étroit du terme n'ont pas tardé à montrer le bout du nez. Ils l'ont fait avec art consommé de détourner le cours des événements vers des objectifs plus prosaïques, moins vitaux. Il en est ainsi du débat religion-laïcité, d'identité nationale, de susceptibilités entre l'avocatie et la magistrature, de nominations contestées, de consensualité et légalité, etc. Ils l'ont fait alors que la jeunesse continuait à endurer la pauvreté, le chômage, l'emploi, les problèmes d'études, la migration, tous problèmes qui forment le substrat de leurs besoins et le gros de leurs revendications. Ils ont la troublante impression qu'ils se sont fait avoir, se sont fait voler leur Révolution. Ils assistent, amers, à ce hold-up, eux qui devraient accéder au statut de phare qui éclaire la voie de la modernité et du progrès.