Nombreux sont nos compatriotes en France qui, à l'annonce de l'avènement de la révolution du Jasmin se sont octroyé un congé de quelques jours pour venir voir le cœur du pays entamer à l'unisson le chant de la liberté. Ils ne voulaient pas rater cette belle occasion de se réjouir, à la mode du pays, de la fuite de l'ex-président, d'un spécimen de monstre en voie de disparition dans l'aire arabe. Un pitoyable anachronisme sur une planète qui ne jure, dans sa plus grande partie, que par les valeurs de la démocratie et des droits de l'Homme. Ils sont venus vivre la plus belle euphorie de leur vie, eux qui avaient quitté, dans le temps, les beaux rivages du pays natal, à la recherche d'un gagne-pain qui assure leur dignité, ou pour entreprendre des études qui leur étaient interdites par un système d'orientation universitaire pas très équitable ou tout simplement pour fuir le régime de Ben Ali, un des plus répressifs qui soient sur la carte du globe. Déjà, avant d'avoir pris le bateau et l'avion, leur joie était si communicative que leurs collègues français au travail ou le cercle de leurs connaissances amicales du cru, s'étaient sentis à leur tour gagnés par l'euphorie, fiers d'avoir désormais dans leurs relations un Tunisien qui a su terrasser l'ogre de la tyrannie la plus abjecte et apprivoiser l'ange de la liberté! A quoi leur répondait notre compatriote en bombant un peu le torse que la jeunesse tunisienne a su allumer la premier étincelle d'une révolution qui va balayer un monde arabe, moisissant dans des régimes politiques médiévaux. «Il s'agit de voguer vers un ordre plus humain, plus libre, plus transparent, plus accueillant». Les voilà donc de retour au bercail, nos compatriotes venus faire trempette dans les ondes d'une liberté fraîchement conquise. Tout à leur bonheur de fixer des moments forts sur la pellicule photographique, ils minimisent les petits couacs qu'ils rencontrent. Ils les mettent sur le compte de l'inexpérience en matière de gestion de la démocratie, ou bien sur le compte d'une hâte à croquer à belles dents le fruit nouveau.
Un fâcheux oubli Mais petit-à-petit, une fois l'ivresse envolée, nos compatriotes s'aperçoivent que la situation ne collait pas exactement au rêve. Ils se heurtent par exemple à une administration tatillonne et revêche qui leur réserve un accueil mitigé. Quand on vient déposer un dossier ou réclamer un document manquant ou retirer un quelconque certificat, les visages aux guichets s'éclairent ou s'assombrissent selon des critères qui n'ont rien à voir avec l'idéal de fraternité et d'égalité que prône la démocratie. Ceci au niveau de la petite gestion du vécu quotidien! Que dire alors quand on a affaire à l'opacité croissante de l'approche politique! Que voulez-vous qu'on ait comme impression quand une instance supérieure présidée par une personnalité de haut vol se voit obligée de revoir sa copie parce qu'elle a omis de faire figurer dans sa composition deux paramètres majeurs, le paramètre de la jeunesse et celui de la région. Tous deux paramètres incontournables pour réaliser les objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique. Autre chose: quand ce même compatriote assiste à des discussions byzantines sur une question mineure ou à des pinaillages à propos d'un détail sans importance, alors que le temps presse, et que des problèmes cruciaux interpellent la conscience du citoyen, ce compatriote ne peut s'empêcher de ressentir un certain désenchantement. Un dernier exemple pour ne pas lasser le lecteur: il concerne le droit à la différence, ce droit qui est une des valeurs emblématiques de la vision humaniste. Nombreux sont ceux qui le revendiquent avec force. Mais à les voir appliquer ce principe sacro-saint sur le terrain du réel, on en reste saisi. Notamment quand cela concerne l'égalité entre hommes et femmes au niveau des droits comme à celui des devoirs. Les bonnes intentions ne résistent pas à la montée en eux du démon de la misogynie, dès qu'une femme ne se range pas de leur avis. Ils disent: «C'est typiquement féminin», niant de la sorte le droit à la différence dont doit bénéficier notre compagne. Défendre la femme c'est bien mais être misogyne ne doit pas déranger. Et c'est peut-être au niveau des rapports entre hommes et femmes que l'on peut juger du degré de maturité démocratique du citoyen. Et aussi de son degré de maturité citoyenne. C'est là un des socles sur lequel doit reposer une construction démocratique forte et durable.
Les escadrons de la mort Ce genre de contradiction, on le constate à tout instant. On essaie de fermer les yeux. Mais le vrai démocrate ne peut pas se voiler la face. Il ne peut, ni ne doit se retenir de condamner de tels propos. De tels sous-entendus sont non seulement contagieux (des enfants peuvent les enregistrer et les répercuter) mais minent à force de répétition la confiance qui doit s'établir entre hommes et femmes. Etant entendu que ces dernières ne sont pas elles aussi exemptes de reproches. Elles ont aussi, leur lot de récriminations injustes à l'égard de la gente masculine. La démocratie conjugale se construit à deux, dans un climat où doit prévaloir la confiance réciproque et où doit être éradiqué tout ferment de méfiance ou même de défiance. Ou alors c'est le vivier préparé pour tout un peuple de virus qui, de leurs cellules dormantes, peuvent un beau jour jaillir pour former des escadrons de la mort et du chaos. A l'instar de ceux qu'alimente et fortifie un de nos voisins, et qu'il entend déverser le moment venu sur les «rats» (jerdhane) que nous sommes. Cherchez dans son passé, ce voisin et vous découvrirez quelque sombre drame familial qui aura marqué son enfance. Ce sont là quelques points qui vont poser problème à ces compatriotes qui se réveillent de leur doux sommeil. La multiplicité des incidents qui émaillent les premiers pas titubants de notre démocratie balbutiante ne peuvent que secouer fortement leur conscience. Car la grande problématique auquel est confronté l'appel démocratique est celui de la conscience. La conscience pure, un peu à la manière de «la raison pure» d'Emmanuel Kant, une conscience qui doit s'ériger en une conscience de l'Autre. C'est-à-dire vivre chez l'Autre la plénitude de vie qui est la sienne pour en entendre le moindre frémissement. En quelque sorte une vie en procuration dans les détails les plus simples de l'existence comme dans les questions qui engagent notre destin. Cela constitue à l'évidence la démarche incontournable pour une réussite de l'expérience démocratique. On doit retrouver cette démarche à tous les plans du vécu. Au niveau de la relation époux-femme, parents-enfants, entre voisins, dans la sphère professionnelle, etc. Et c'est une fois cette équation établie que l'on peut parler de la libération des mentalités. Cette libération qui ouvre le champ aux expériences les plus riches et les plus enrichissantes. Celles qui entretiennent l'envol permanente vers toujours un plus d'intelligence, un plus de modernité, un plus de progrès moral. Et c'est à partir de cette conviction que l'on peut concevoir, ce qui manque le plus aujourd'hui, l'apprentissage de la démocratie. C'est là un devoir, un devoir urgent, que doit enraciner chez le citoyen, la société civile, le système d'éducation, la sphère médiatique, les techniques de l'information et de la communication. Il y va de l'avenir de notre pays.