L'insondable acharnement dont font preuve les leaders d'Ennahdha, notamment les faucons, pour conserver, vaille que vaille, le Ministère de l'Intérieur sous la coupe de leur parti quelle que soit la configuration du prochain casting ministériel, interpelle et ouvre la porte à moult interrogations. Au-delà de son outrance, derrière la ténacité toujours renouvelée de maintenir la main sur cet important Département se faufileraient des mobiles autre que politiques. A cette fin, Ennahdha s'accroche bec et ongles, quitte à torpiller tout consensus national sur le remaniement ministériel et à faire le lit à toutes les formes de sédition. Vouloir en faire une chasse gardée n'est donc pas exempt de motivations. Alors pourquoi cette posture confinant à l'obsession? Des angles de réflexion d'ordre constitutionnel, politique et électoral pourraient être avancés pour démêler l'écheveau et suggérer des pistes de réponse. Il est tout à fait admissible que pour tout parti politique ayant conquis le pouvoir, les ministères de souveraineté constituent la cerise sur le gâteau. S'en délier au profit de compétences apolitiques discrédite et fragilise dès lors qu'un pan entier du pouvoir échappe, par conséquent, à l'Exécutif. Il est donc dans la logique des choses que le parti ou coalition majoritaire s'accapare tous les leviers, notamment les ministères de souveraineté. Laisser sciemment l'essentiel des fonctions régaliennes de l'Etat, en particulier l'appareil de sécurité, aux mains de technocrates indépendants est une ineptie dans un contexte politique ordinaire. Cependant, comme contre argument, il y a lieu de rétorquer que la Tunisie est dans une phase de transition et, à ce titre, tous les compromis sont permis, même au détriment de la légitimité électorale. La nature, instable et vulnérable, de la période autorise toutes les entorses à n'importe quel ordre. Par rapport à sa base et à son électorat, se faire confisquer, bon gré mal gré, ces hautes prérogatives, véritables emblèmes du pouvoir, serait mal vu et malveillant. Ce qui est tout à fait logique d'un point de vue politique et partisan. Dans cette occurrence, il serait difficile au parti Ennahdha, comme à n'importe quel autre parti majoritaire, de franchir le pas, il y va de la cohésion et de l'unité interne du parti. Le cas échéant, ce serait, en quelque sorte, une manière impromptue et intempestive de rompre le contrat électoral, de ponctionner le socle de la légitimité et d'altérer le choix du peuple. Il est question là d'image, de crédibilité et de rapport de confiance. Le contre argument est le même que ci-dessus : La période transitoire suppose, à juste titre, concessions et sacrifices pour mener le processus à bon port. Nul n'est à l'abri de l'impératif de renoncement, de revirement, l'intérêt national prévalant sur toute autre visée partisane ou dividende politique. Aussi, le motif électoral explique-t-il l'obstination d'Ennahdha de faire du Ministère de l'Intérieur une ligne rouge. Dans la perspective des échéances électorales, lâcher un tel Département c'est se déposséder d'un puissant instrument dans la mesure où les collectivités locales (gouvernorats, délégations,....) relèvent justement du Ministère de l'Intérieur. Le parti Ennahdha n'a pas manqué d'investir ces structures et d'y placer ses hommes, conscient de l'importance que pourraient avoir l'autorité locale, désormais acquise à sa cause, dans la campagne électorale et dans la mobilisation des électeurs, à travers les projets, les programmes et les opérations, d'ordre économique et social, sur le terrain. Donc, un levier électoral d'envergure d'où le rôle stratégique que joue le Ministère de l'Intérieur en la matière et à cette fin. Il ne s'agit pas là d'un procès d'intentions mais d'un constat sinon pourquoi Ennahdha n'a pas cessé, depuis son investiture, d'envahir les articulations de l'Etat et de nommer ses hommes de main à des postes clé dans l'administration tunisienne. Y aurait-il d'autres considérations motivant cette position inflexible? Franchissant le Rubicon, d'aucuns seraient d'avis que, parallèlement aux motifs susmentionnés, d'autres raisons, plutôt obscures sinon mafieuses, expliquent l'opiniâtre posture d'Ennahdha à ce sujet, des raisons liées à de ténébreux dossiers de la police politique, sous la dictature déchue, où certains leaders et autres grandes figures de ce parti seraient impliqués. Le souci d'étouffer les hypothétiques fumeuses affaires serait l'objectif ultime de la farouche volonté d'Ennahdha de mettre la main sur le Ministère de l'Intérieur. Enfonçant le cou, des voix s'élèvent pour demander pourquoi, après 14 mois au pouvoir, le gouvernement n'a pas rendu publiques les archives de la police politique, de triste mémoire, ne serait-ce qu'un petit pan, malgré les appels incessants de la classe politique et de la société civile. De leurs avis, cette attitude réfractaire et opaque dissimule une vaste opération de camouflage visant à protéger des hommes, aujourd'hui au sérail partisan, et à éluder des fâcheuses informations de première main sur notre histoire récente. Au nom du devoir de mémoire et du droit à l'information, l'ouverture des archives de la police politique est non seulement une phase cruciale de la transition démocratique mais notamment un moyen pour reconstituer notre récent passé et en comprendre les outils et les dessous. L'histoire moderne enseigne que le traitement de fond, d'une manière objective et impartiale, des dossiers noirs de la police politique conditionne, dans une large mesure, l'aboutissement de tout processus de transition démocratique. Aussi obscurs et abjects qu'ils soient, ces fonds documentaires nécessitent collecte, protection, publication et analyse pour leur épargner tout emploi frauduleux ou insidieux, pour mettre à jour les mécanismes d'abus et d'arbitraire et pour permettre à la justice d'en statuer sur les coupables. Cet effort d'ordre plutôt pédagogique est un préalable de taille pour extirper définitivement la dictature. Les fortes présomptions sur l'existence d'un appareil de sécurité parallèle, inféodé au parti Ennahdha, au sein du Ministère de l'Intérieur, a installé un écran de suspicion entre ce Département et le commun des citoyens. La violence rampante, la multiplication des milices armés opérant dans une totale impunité mettent à nu, si besoin est, les graves dysfonctionnements dont pâtit le Ministère de l'Intérieur et crédite, de plus en plus, la thèse selon laquelle ce dernier est infiltré, noyauté et instrumentalisé par un parti politique à des fins tout aussi politiques. La levée des boucliers des syndicats des forces de l'ordre et leur appel à la neutralité de leurs corps s'inscrivent dans la droite lignée des revendications de la classe politique. Si Ennahdha lâchait le Ministère de l'Intérieur, il courrait de gros risques : Le nouveau ministre technocrate serait en mesure de débusquer et de dévoiler le système sécuritaire parallèle, ses ramifications et ses commanditaires. L'enjeu est de taille, d'où la fuite en avant pour garder, coûte que coûte, le Ministère de l'Intérieur dans son quota de portefeuilles ministériels. Il n'est donc pas fortuit qu'Ennahdha rechigne et résiste, bec et ongles, jusqu'à l'entêtement, à se défaire du poste. Véritable boite de Pandore, ce Département fait aujourd'hui l'objet de tirs croisés, de part et d'autre, notamment depuis l'assassinat, non encore élucidé, de Chokri Belaid. Qui gagnera le bras de fer ?