Les Tunisiens sont friands d'informations sur les remaniements ministériels. On ne sait pas si cela remonte ou non à l'époque carthaginoise. Toujours est-il que c'est l'un des sports favoris des Tunisiens depuis l'instauration de la République, en 1957. La dernière vague de remanite aiguë dure depuis près de six mois. Depuis, précisément, les démissions successives de Mohamed Abbou, le 30 juin, et de Houcine Dimassi, fin juillet. Les caprices de la politique politicienne font cependant traîner l'affaire. Ou plutôt les tiraillements de la Troïka l'obligent à faire du surplace. L'on se souvient que, fin juin, M. Samir Dilou, ministre à double casquette et porte-parole du gouvernement, avait indiqué que tous les ministres étaient à l'essai. A l'en croire, le chef du gouvernement avait accordé un délai de grâce de quatre mois à chaque ministre. Puis survient le bilan. Le ministre est alors maintenu ou démis, à la lumière de ses performances ou de son incurie. A l'issue de la démission du ministre des Finances, on avait parlé d'un remaniement imminent. Et cela fait cinq mois que ça dure. Des crises graves sont intervenues entre-temps. Suite aux sanglants heurts de la crise de la Abdelliyya, survinrent tour à tour l'attaque meurtrière de l'ambassade américaine à Tunis, l'assassinat de Lotfi Nagueh à Tataouine, les émeutes salafistes à Douar Hicher et le soulèvement à Siliana durement réprimé par les forces de l'ordre. Autant de pommes de discorde qui ont mis le pays et la Troïka gouvernante à rude épreuve. Et l'eau n'en finit pas de couler sous les ponts. Jusqu'à ce que le remaniement devienne, en lieu et place d'un choix délibéré, un sujet de contentieux entre amis et protagonistes. Au sein même de la Troïka, des voix s'élèvent pour réclamer un remaniement d'envergure. Les partisans du CPR et ceux d'Ettakatol rivalisent de zèle à ce propos. Ils n'excluent guère le changement à la tête des ministères de souveraineté (Justice, Intérieur et Affaires étrangères). Ils l'exigent même, sous peine de démissionner de la Troïka. Jusqu'ici, Ennahdha s'y oppose fermement. Les ministères de souveraineté seraient comme sa chasse gardée. Le parti dominant les défend bec et ongles et s'y agrippe mordicus. Les connaisseurs des dessous des cartes savent que des parties de bras de fer ont lieu entre le mouvement Ennahdha et le CPR, notamment autour du portefeuille de la diplomatie. Et pour cause. Il est partagé entre le chef du gouvernement — qui en a la priorité en vertu de la loi portant organisation provisoire des pouvoirs publics — et le président de la République. N'empêche. Par moments, la guerre secrète bat son plein entre les deux chefs de l'exécutif en la matière. Des ambassades d'importance majeure – comme celle de Washington — demeurent vacantes, à défaut de nomination approuvée par les deux instances suprêmes de l'exécutif. Cela favorise aussi les tentatives d'accaparement du dossier sensible des relations tuniso-américaines par telle ou telle partie. Des noms d'ambassadeurs tunisiens à Washington ont été proposés. Des vétos ont empêché leur nomination. Bref, la lutte feutrée caractérise les rapports de la Troïka autour de quelques portefeuilles ministériels. L'on se souvient aussi que, début décembre, le président Marzouki avait appelé à la constitution d'un gouvernement restreint constitué de compétences indépendantes pour sauver la situation au pays. C'était au lendemain de la crise de Siliana. Des voix non déguisées s'étaient élevées dans le camp d'Ennahdha pour préconiser le changement du président de la République proprement dit. Et le refus, avant-hier, de voter le budget de la présidence de la République est emblématique à ce propos. Il serait motivé, selon des sources concordantes, par le souci d'empêcher Marzouki de disposer d'un pactole pour sa future campagne électorale. En vue de l'élection présidentielle bien évidemment. D'autres parties interfèrent dans l'exigence d'un remaniement qui serait couronné par un gouvernement de technocrates. Ou, pour le moins, comportant des ministres de souveraineté indépendants. L'opposition démocratique s'y investit et redouble de propositions abondant dans ce sens. Autant de données qui démontrent comment le remaniement ministériel a fini par devenir un point de fixation auprès de larges franges de Tunisiens. Une démonstration outrancière et par l'absurde par moments.