Jeune et célibataire, je passais mes dimanches au port de plaisance de Sidi Bou Saïd. J'y allais vers le coup de dix heure et je ne rentrais qu'au soleil couchant. Seul ou accompagné d'un ami, je sirotais mon café et je regardais les gens, c'est comme ça que j'étais confronté à la notion complexe de l'habitus, qui est la manière d'être d'un individu, liée à un groupe social et se manifestant dans son apparence physique. En effet, dans ce café, en scrutant les consommateurs, j'ai découvert deux phases importantes concernant la nature et l'apparence des consommateurs occupants un même espace. Effectivement chaque dimanche matin, la place du café se remplie de femmes et d'hommes au teint pour la plupart claire, la taille fine et aux habits en couleurs pastels me faisait sentir un parfum doux se mêlant en toute symbiose à la senteur savoureuse de l'iode marin, me rappelant ainsi ces programmes à l'eau de rose sur les chaines françaises. Cette phase dure jusqu'à une heure de l'après-midi maximum. Elle est suivie de deux heures de calme où la terrasse se désemplie ne gardant que quelques récalcitrants à l'image de votre humble serviteur. A partir de quinze heure à peu près, une population à l'apparence complètement différente de la première vient occuper la scène. Des familles entières, pères, mères, enfants et parfois les grands parents, aux physique et comportement diffèrent des usagers du matin, les habits sont sombres, les hommes trainent leurs ventres se tenant à quelques pas devant leurs femmes souvent voilées. Ce qui est à retenir est que ces deux groupes, malgré qu'ils occupent le même espace et payant la même adition. Un peu comme l'huile et l‘eau, ils ne se mêlaient pas. De ce fait, ou ils s'ignoraient ou ils se refusaient. En médecine, l'habitus est l'apparence générale du corps humain vu comme le reflet de l'état de santé ou de la maladie d'une personne. En sociologie, l'habitus est la manière d'être, l'ensemble des habitudes ou des comportements acquis par un individu, un groupe d'individus ou un groupe social. L'habitus est « les apprentissages (formel ou informels, dits ou non-dits) qui forment, inculquent des modèles de conduite, des modes de perception et de jugement, au cours de la socialisation… » _Pierre Ansart_ [20 février 1922 ; 28 octobre 2016] En Tunisie et depuis bien longtemps, nous avons une division sociologique en « catégorie ». Rapidement, on peut se rappeler la division en « Beldi » et « Aarbi » deux groupes qui respectent souvent une endogamie (Obligation, pour les membres d'un groupe social défini (tribu, lignage, etc.), de contracter mariage à l'intérieur de ce groupe.) et qui tiennent l'un par rapport à l'autre une répulsion et une antipathie. Le vote serait-il un comportement social comme un autre ? Obéirait-il par conséquent à l'habitus de chacun. Le vote selon Patrick Lehingueest « souvent une notion galvaudée que ses différents usages tendent à l'essentialisation, soit réduire un individu à une seule de ses dimensions, et rendre aussi simple que naturelle ». L'essentialisation crée un phénomène dangereux qui pousse les individus à se définir eux-mêmes selon la catégorie dans laquelle on veut les faire entrer, ainsi le « Beldi » et les « Aarbi » des temps modernes accentuent leurs appartenances sociales même si cette sous identité ne soit pas nécessairement relatif à la notion de classe. Comme quoi il serait chimère de croire qu'on vote selon un projet ou même un programme politique, pour la plupart on vote juste pour ceux qui nous ressemblent si ce n'est contre ceux qui ne nous ressemblent pas. Le mimétisme, selon la psychologie sociale qui étudie de façon empirique comment les pensées, les émotions et les comportements des gens sont influencés par la présence réelle, imaginaire ou implicite d'autres personnes, ce mimétisme social est une recherche d'identité par absorption de la substance du modèle, être un Vrai, un vrai « Beldi » ou un vrai « Aarbi » qui par ces temps est devenu un « moderniste » et un « conservateur ». Une division élaborée, transmise de génération en génération et sublimée récemment et bêtement pour les francophiles adeptes de certaines chaines du satellite Astra et les adeptes de certaines chaines du satellite Nilesat. Là, j'utilise bien sûr des raccourcis, car cette division remonte à l'époque beylicale avec les zones intramuros et les autres extramuros. Le vote en période de désenchantement du politique, de crise sociale, de crise de la citoyenneté et de véritable crise institutionnelle, tend à ne devenir qu'un vote identitaire. Ainsi, en superposant la carte du vote en Tunisie à celle des données économiques des territoires, nous pouvons grossièrement constater qu'en l'absence d'un vrai équilibre régional et urbain unificateur en un état, Le vote devient foncièrement une démarche identitaire. En somme je vote donc je suis. Nous avons deux partis leaders sur la scène d'un côté le parti Ennahdha et son appendice Itilaf el karama, d'une part, héritiers des frères musulmans et instigateurs des Rawabet himayet ethawra, parti de ceux qui suite à un labour ségrégationniste du temps de Bourguiba se sentent accolés à des citoyens de seconde zone. D'autre part, un PDL qui lui présente le « Bourguiba » comme une marque de fabrique d'un état moderne, son leitmotiv est un anéantissement des premiers et siphonnent ainsi une bonne partie des électeurs qui s'autoproclament progressiste et du centre modéré mais qui en réalité optent pour une Tunisie européanisée sans les islamistes. Le vote devient motivé par la haine de l'autre camp et c'est ainsi que les deux partis proposent pour seul projet un barrage « anti-autre » qui fait fi d'un programme de développement social et économique, ce qui est à même de scléroser tout débat politique nécessaire à une démocratie. Si ce développement est juste, on en déduit que le problème n'est ni dans le mode de scrutin ni même la nature du régime politique, mais il réside dans ces coquilles vides qui sont les partis politiques en générale et Ennahdha/Itilaf karama vs le PDL en particulier, ces derniers s'avancent en attisant la haine et offrant le vide comme vision d'avenir. Le vote dans ce contexte de défaillance démocratique devient un vote exclusif. Des couples d'agents répulsifs se forme autour de facteurs culturels, on a essentiellement la langue, en effet la Tunisie qu'on le veuille ou non est un pays bilingue, elle a l'arabe, langue de nos « racines » arabo-musulmane, et le français langue à qui on a connecté la modernité et l'ouverture au monde développé. Les exaltés de l'une ou de l'autre, développent un regard de dédain vers l'autre. Mais la vraie distanciation reste territoriale entre un « intérieur » et la « côte ». Nous pouvons ainsi avancer qu'à l'origine de cette bipolarisation des votes il y a un déséquilibre territorial hérité depuis toujours. Il ne faut pas croire que le déséquilibre territorial est uniquement régional, il est aussi au sein d'une même région. Le mal est que si on s'attèle aujourd'hui, il nous faut plusieurs décennies pour effacer cette défaillance chronique. Notons que ce bicéphalisme identitaire n'est pas le propre de la Tunisie et des pays sous-développés, il dicte ses lois aussi dans des pays dites développés comme les USA ou la France, pays où la démocratie est bien ancienne. Comme quoi le mal n'est pas dans la « transition » démocratique où avec le temps les éléments s'installent et la brume se dégagent mais plutôt dans une économie qui en ce qui nous concerne est une filiations d'un système aristocratique convertie en un régime capitaliste vorace. Ainsi, la question qui se pose sérieusement est-ce qu'un vote obéi à un libre arbitre ou alors il n'est issu que d'un déterminisme, une action humaine qui serait liée par une chaine d'évènements antérieurs. En espérant une réponse, nous pouvons désormais clamer qu'une vraie démocratie ne se décrète pas elle se construit. Et que quand le choix n'est pas pragmatique mais identitaire et passionnel, il appelle à une guerre civile même si elle reste froide. Du coup, l'aménagement du territoire pour instaurer un équilibre économique et social n'est pas un assortiment mais une condition pour éviter la déchéance de l'état et réussir la transition démocratique. Mais comme le démontre l'exemple cité au tout début, les protagonistes antagonistes occupent souvent dans les villes, le même territoire. Ainsi, il nous faut en plus d'un aménagement de territoire juste et équitable, réinventer une « tunisianité », comme une action qui se développe avec le temps à la place d'une identité figée et souvent issue d'une déculturation pathologique et caricaturale. Nous devons donner à nos villes et village non seulement un bien-être matériel mais aussi un cachet poétique spécifique qui inculque une attitude aussi bien identitaire que d'épanouissement et c'est ce dernier qui impulsera une désamorce du mépris et du dédain de l'autre, l'équilibre territoriale n'est pas uniquement une équité quantitative mais surtout une justice qualitative. En d'autres termes, on agit sur l'environnement qui nous expose à toutes sortes d'informations pour transformer notre comportement social dont le vote. Pour cela les urbanistes comme les architectes doivent s'émanciper des modèles préfigurés et imposés. Ilyes Bellagha Architecte, Uraniste Président de l'association « Architectes Citoyens »