Il faut reconnaître qu'une grande confusion règne en Tunisie, depuis plusieurs mois, confondant aussi à la fois les idées et les sentiments de la plupart des Tunisiens, les mettant ainsi dans un état de perplexité et de perte des repères qui pourrait conduire à tous les dérapages imaginables et inimaginables. Parmi les signes de cette confusion, c'est la relation franchement et violemment conflictuelle entre des sensibilités différentes, comme si les divergences politiques, sociales, religieuses ou autres devaient nécessairement se résoudre dans la tendance à éliminer l'autre - pour se faire plus d'espace vital, voire pour s'octroyer tout l'espace vital. En conséquence, c'est aussi l'absence caractérisée, le refus même, délibéré et calculé, de tout dialogue sincère et de toute prédisposition à l'écoute de l'Autre pour un meilleur être-ensemble comme condition première de tout vivre-ensemble. Un dialogue de sourds parfois, autant dire une vraie cacophonie, submerge tous les espaces publics sans que rien de censé n'en sorte vraiment. Une schizophrénie collective qui tend à circonscrire chaque individu dans son petit cercle personnel, sans une foi réelle dans la communauté du destin et l'avenir partagé. Même quand, pour une circonstance ou une autre, l'immense foule qui se regroupe autour d'une revendication commune laisse voir certaines fissures qui sont de la nature même de la société tunisienne de cette période dite de transition (comme si toute période n'était pas de transition) et qui semblent s'élargir chaque jour davantage par la force et la volonté d'une machine détenant le pouvoir et le savoir d'une telle commande et d'une telle manipulation des composantes de la société qu'elle voudrait assujettir pour mieux s'en servir, tout en lui donnant l'illusion de la servir. Arrivée à ce stade de la déstabilisation certaine, la société tunisienne devrait d'abord prendre conscience qu'elle est à un moment crucial de son interrogation essentielle, déterminant de son existence même, en rapport à ce qu'elle est et à ce qu'elle entend être. Or, la machine qui la conduit paraît tourner en disfonctionnement ahurissant, menaçant de tous les dangers : dire la chose et son contraire à petits intervalles ; prendre des décisions ou engager des propositions qui stimulent le feu et le sang pour les abandonner sans explication convaincante après force dégâts et préjudices ; une provocation certaine, voire une certaine arrogance, à user de pratiques injustes et illicites au grand dam d'une population en bouillonnante consternation ; etc. La liste est vraiment longue ! Trop longue pour de simples citoyens qui ne sont que de pauvres êtres humains, incapables de rivaliser sur certaines pratiques avec ceux-là que la folie des grandeurs a par trop gonflés, en attendant de les faire éclater en spectaculaire explosion à la figure de l'Histoire. A moins qu'ils ne sachent raison retrouver… et à temps… et convenablement ! En attendant, à voir autour d'eux, les Tunisiens devraient se rendre compte que le vrai débat et la question essentielle est d'ordre culturel – cette culture qu'on a cyniquement marginalisée depuis janvier 2011, par intimidation de ses acteurs qui sont tombés dans le piège et ont joué ainsi le jeu du stratège ! A présent que ces gens de la culture veulent s'impliquer dans les vraies questions qui les concernent et qui engagent le destin de la communauté dont ils sont la voix authentique, ils deviennent les vrais ennemis publics, des hérétiques qui n'aiment ni Dieu ni ses hommes, et mille autres qualificatifs puisés dans les dictionnaires du genre, enrichis au besoin par des néologismes voués à d'heureux usages. C'est le débat culturel, avant le débat politique qui n'en serait qu'une variante subséquente, qui doit trancher notre question d'identité tunisienne, dynamique et plurielle, avec ses dominantes arabo-musulmanes qui ne peuvent nullement occulter ce que nous avons de plus humainement heureux, notre méditerranéité. Non seulement notre méditerranéité géographique, mais toute l'éthique de tolérance, de convivialité, de solidarité et de la joie de vivre, qui a toujours fait notre honneur et notre bonheur ! C'est le débat culturel qui doit nous juger au baromètre de l'objectivité pour que nous sachions si vraiment nous sommes des défenseurs des droits de l'homme ou si nous ne faisons que continuer d'en user comme un instrument pour des agendas politiques parfois fort suspects ! C'est le débat culturel qui est à même de déterminer la vraie valeur de notre humanité à travers la vraie dimension que nous entendons donner à l'individu en tant que personne, indépendamment de son genre, de sa classe, de sa croyance ou de tout autre trait distinctif. Bref, c'est le débat culturel qui doit peser à l'avantage qui nous convient le mieux entre soit aller dans le sens de la vie et du progrès en restant nous-mêmes, libres et indépendants, soit devenir les fantômes d'une mort généralisée et d'une nuit sans frontières, télécommandés par des idéologies dont nous ne maîtrisons que le brandissement des slogans et au besoin quelques coups de matraques, voire même quelques armes de fortune. Et pourquoi cette violence, dirait-on ? Pour la seule motivation qui commande certaines actions politiques : « Ôte-toi que je m'y mette ! »