Chaque année, la même question existentielle revient, comme une mauvaise rengaine : quel intérêt y a-t-il à « fêter » la femme dans un monde qui se gargarise du mot égalité, comme s'il s'agissait d'un trophée déjà à portée de main ? Je vous servirai la même réponse que chaque année. Cette journée garde un sens tant que l'égalité n'est pas atteinte — et elle est encore si loin qu'on l'aperçoit à peine. C'est précisément parce qu'il ne s'agit pas de célébrer, mais de rémpmpclamer, de s'indigner, de hurler contre un système qui continue de nous dénier des droits élémentaires. Tant que la moitié de l'humanité doit mendier ce qui devrait lui être dû, il n'y a ni fleurs ni discours creux à célébrer. Hier, Ramla Dahmani, sœur de l'avocate et chroniqueuse emprisonnée Sonia Dahmani, a lancé un appel clair comme un coup de sifflet dans un silence assourdissant : descendre dans la rue, faire entendre la colère, réclamer la libération des prisonnières politiques et, surtout, « ne pas s'habituer à l'inacceptable ». Ses mots claquent comme une gifle : « Le 13 août, ne restez pas chez vous. (…) Criez. Battez-vous pour que nos droits nous soient rendus, pour que nos prisonnières soient libérées, pour que nos filles ne grandissent pas dans un pays où être femme est un crime (…) Ne vous habituez pas à l'inacceptable. Pensez à nous qui sommes enfermées. Pensez à vos mères, vos sœurs, vos filles. (…) Si nous ne faisons rien aujourd'hui, demain il sera trop tard : trop tard pour les femmes, trop tard pour la liberté, trop tard pour la dignité. » Pour elle, la Journée nationale de la femme ne peut se réduire à un défilé de discours officiels et de roses en plastique : « Que vaut une 'journée' si, dans ce pays, des femmes croupissent derrière des barreaux pour avoir défendu la vérité ? (…) Des femmes sont en prison pour avoir parlé, pour avoir résisté, pour avoir refusé de se taire ou de se soumettre. »
Une liste qui donne la nausée Et cette liste est longue, écœurante. Plusieurs femmes purgent aujourd'hui des peines de prison pour avoir osé prononcer des mots que le pouvoir ne supporte pas. Sonia Dahmani a été jugée deux fois pour les mêmes faits : dénoncer un racisme omniprésent dans un pays où les citoyens noirs sont régulièrement contrôlés, contraints de brandir leurs papiers comme une autorisation d'exister, sous peine d'insultes ou de violences policières. Dans un pays où l'indifférence au sort réservé aux Subsahariens de passage est si glaciale qu'elle en devient complice. Abir Moussi, elle, croupit depuis bientôt deux ans pour avoir exercé une opposition politique pacifique. Empêchée de se présenter à la présidentielle alors qu'elle figurait parmi les favoris selon les sondages, elle paie le prix fort pour avoir dérangé. La journaliste Chadha Haj Mbarek purge une peine de cinq ans dans des conditions inhumaines, alors que son état se détériore. Saadia Mosbah, figure de la société civile, est emprisonnée sous prétexte d'un complot fantasmé visant à « changer la forme démographique » du pays. Sherifa Riahi, privée de son bébé en plein congé maternité, est elle aussi incarcérée pour les mêmes motifs délirants. Imen Ouerdani, élue municipale connue pour son engagement en faveur des plus démunis, est en prison depuis plus d'un an sans procès. Saloua Ghrissa, militante des droits humains, est arbitrairement détenue depuis décembre 2024. Et plusieurs autres, certes moins connues, mais tout aussi injustement détenues.
Le sort de nombreuses autres femmes se perd dans le silence et dans une injustice abjecte. Elles ne sont pas emprisonnées parce qu'elles sont femmes, mais parce qu'elles ont osé défier un ordre établi qui les voudrait muettes et impuissantes. Elles subissent non seulement la cruauté des prisons féminines — réputées être les plus inhumaines du pays — mais aussi la haine et les attaques sexistes d'une société patriarcale qui n'hésite pas à les dénigrer publiquement.
Un 13-Août vidé de sa substance Le 13 août, autrefois symbole de conquêtes fantasmées, n'est plus qu'un jour férié vide, vidé de toute substance et de toute âme. Depuis 2020, date à laquelle le président actuel a entériné la loi sur l'égalité successorale — une avancée obtenue au prix d'années de lutte acharnée par des femmes et des hommes courageux — cette date n'est plus célébrée. On nous rabâche que « les priorités sont ailleurs », que les droits des femmes ne sont qu'un luxe ou un caprice à ranger au placard en attendant un hypothétique mieux. On nous ressert la rengaine fatiguée du « pas maintenant », du « ce n'est pas urgent », du « il y a plus important à construire ou à régler ».
Ce discours de l'attente perpétuelle est martelé depuis des décennies, repris dès que la moindre brèche dans le mur des libertés s'ouvre, dès que des citoyens osent crier leur colère face à l'arbitraire et à l'injustice. Et aujourd'hui encore, on voudrait refermer cette brèche à coups de lois, de prisons et de peur.
La réalité crue des femmes tunisiennes Aujourd'hui, au-delà des slogans creux, des femmes continuent de subir harcèlement au travail, agressions physiques ou sexuelles, violences conjugales mortelles, discrimination salariale, plafonds de verre insurmontables, et agressions dans les transports ou dans la rue… Elles continuent de mourir des coups d'un mari violent, de gagner la moitié d'un ouvrier masculin tout en risquant leur vie dans des transports de fortune, elles jonglent entre vie professionnelle et familiale sans jamais trouver un équilibre, tout en étant critiquées à la fois pour leur rendement au travail et pour leur rôle de mère, alors que les attentes envers les hommes restent bien moins exigeantes. Aujourd'hui, l'égalité tant fantasmée reste une chimère. Les Tunisiens se retrouvent perdus dans un cadre où les règles ne sont plus aussi clairement définies que naguère, mais où l'on en demande beaucoup plus aux femmes sans leur accorder les avantages qui vont avec, et sans que la situation des hommes ou leur mentalité ne changent pour y parvenir. Les femmes travaillent et entretiennent un foyer, mais n'ont pas droit à une meilleure prise en charge du congé maternité. Les femmes font de la politique et montent au front pour lutter contre les inégalités, mais restent lapidées sur la scène publique pour des considérations rétrogrades et sexistes… La liste est longue et désespérante…
Tout cela, malgré un cadre légal dont on nous vante l'exemplarité, prétendant qu'il ferait pâlir d'envie bien d'autres pays.