Quoi qu'en prétextent les politiques, la plupart des Tunisiens - ayant participé ou pas à l'avènement de la révolution - voudraient s'accorder leur révolution, comme pour rompre définitivement avec le népotisme et la tyrannie et s'ouvrir à la République du droit et de la liberté, de façon aussi responsable qu'assumée. Vingt mois plus tard, leur engouement s'en lasserait, leur ferveur en pâtirait, rien que de voir la Tunisie piétiner, trébucher, incapable qu'elle est de tourner le dos aux réminiscences du passé. Pis encore, les Tunisiens se retrouvent aux prises d'un passéisme réactionnaire, emprunt de violence inexplicable en cette phase de transition démocratique que d'aucuns espéraient solidaire, égalitaire et partagée. Qu'en est-il aujourd'hui du statut des artistes, l'engagement des intellectuels, l'implication des universitaires et des chercheurs dans le vécu quotidien d'une révolution qui devait les affranchir et les inspirer? A voir ce qu'ils endurent, trop de laisser-faire, d'injustice et d'impunité s'exercent à leur encontre. Ils se retrouvent, jour après jour, malmenés, insultés, brutalisés ! Qui pourra les défendre ? Qui devra les défendre ? Qui devra les protéger, si ce n'est l'Etat ? Où en est la révolution tunisienne de l'indispensable action à mener justement par l'Etat en faveur de l'art et de la culture ? Toute révolution qui n'est pas accomplie dans les mœurs et dans les idées échoue, disait Chateaubriand, dans la mesure où l'art autant que la culture sont à la fois aspiration et inspiration quotidiennes de l'homme et des valeurs humaines pour un monde de partage, de diversité et de pluralité. Hélas, la culture ne suit pas le cours revendicatif de la révolution en Tunisie, elle est laissée pour compte voire reléguée au rang de l'oubli. Serait-ce en raison de l'ordre des priorités dans l'action politique ? Ou une prise de position inopportune à son égard, tant que le conservatisme n'est pas d'habitude enclin à toute forme de langage sacrilège et libertaire ? Des deux attitudes, il est sans conteste prépondérant de clarifier la réponse de l'Etat, car les stratégies politiques et publiques de l'art et de la culture ne s'improvisent pas, elles ne s'occultent pas, non plus. Elles sont manifestes d'autant que visibles dans la rue, dans les lieux de médiation comme dans les médias, on en rend compte et on s'enorgueillit de les voir parsemées de verbe, de lumière, de son et de couleur. Elles disparaissent, en revanche, des feux de la rampe subversivement, à chaque fois qu'elles sombrent dans l'absence et le silence ! Par ailleurs, en rapport avec les libertés fondamentales, y a-t-il lieu de s'inquiéter de la recrudescence des dérives sécuritaires, de plus en plus répressives? Faut-il y voir les signes du démon lointain ou plutôt l'imputer à une période de transition démocratique où tout se réapprend dans la difficulté et dans la durée, y compris le sens de la retenue et du respect des expressions et des revendications citoyennes et populaires? Face à certaines situations où l'on voit surgir le vandalisme, l'incivisme, les batailles rangées, les milices en action - avec et sans nom - pour semer le trouble et répandre le désordre, on est en droit de se dire ; serait-ce la meilleure manière de consacrer le pluralisme, le multipartisme et la liberté de rassemblement? Ou serait-ce plutôt une tentative de main mise sur l'engagement politique en vue des surenchères électorales et des batailles pour la victoire des prochains suffrages? Osons croire que ce sont des pratiques isolées, donc non institutionnelles et non-commanditées. Sur un autre plan, que pensent les pouvoirs mondialistes de la nouvelle configuration politique troïkiste en Tunisie, en l'occurrence après les actes du 14 septembre 2012 perpétrés contre l'ambassade des Etats-Unis et de l'école américaine ? La révolution tunisienne dans sa phase actuelle, peut-elle se départir définitivement des thèses de Huntington, de Fukuyama de Brezinski ayant entaché l'Islam de toutes sortes de confusions et d'amalgames entre le politique et le symbolique. Où en serait donc le printemps arabe des écrits de Sylvain Gouguenheim qui réintroduisent un véritable pamphlet d'une rare violence contre cette religion. De quel droit devrions-nous nous réclamer ? Le politique ou le religieux? Cette escalade idéologique d'essence culturelle n'est pas sans nous rappeler à quel point il devient problématique d'appréhender la culture et la politique, le matériel et l'immatériel, sur le plan des déclinaisons et incertitudes géostratégiques. Une chose est certaine, l'autorité spirituelle sera appelée de plus en plus en Tunisie à interférer dans la pensée du beau, soit l'esthétique, la pensée du bien, soit l'éthique et disposer significativement de la raison pratique et mouvante qu'est la politique. L'alchimie est certes difficile et l'adéquation ne peut être supposée d'avance. Quant à la vérité politique, elle dépendra de l'amovibilité des tractations entre pouvoir et contradicteurs, source d'une révolution subversive et indécise, sujette à tous les rebondissements.