Par Soufiane Ben Farhat Pascal Riché est catégorique: "Contrairement au stéréotype, le médiéviste n'est pas toujours un calme historien retranché dans le silence monacal de sa bibliothèque. Il est loin d'être immunisé contre les passions politiques, et il lui arrive de saisir sa batte de baseball (c'est une métaphore) pour arranger la tête d'un de ses collègues. Il peut même s'y mettre en bande. En témoigne la polémique déclenchée par le livre de Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont Saint Michel. Gouguenheim a décidé de prendre à rebrousse-poil les recherches les plus récentes tendant à montrer que les musulmans ont facilité l'intégration de la culture grecque (médecine, philosophie, astronomie…) dans l'Occident chrétien. Une alchimie qui a préparé le terrain des lumières et de notre démocratie, au sens moderne du terme". C'était il y a deux ans, à l'occasion de la parution du livre de Gouguenheim. Entre-temps, les historiens ont tôt fait de réagir énergiquement contre cette thèse qualifiée de tendancieuse voire malintentionnée. Fait rarissime, deux pétitions ont mobilisé la communauté scientifique en France. La première émanait des universitaires, la seconde des collègues de Gouguenheim à l'Ecole normale supérieure. Elles ont battu l'assertion de Gouguenheim en brèche, arguments à l'appui. Islamophobie ordinaire Deux autres historiens, Gabriel Martinez-Gros (Paris-VIII) et Julien Loiseau (Montpellier-III) sont montés au créneau. Accusant l'auteur de sympathies suspectes, ils l'ont également taxé de révisionniste : “Dans sa révision de l'histoire intellectuelle de l'Europe chrétienne, Sylvain Gouguenheim passe pratiquement sous silence le rôle joué par la péninsule ibérique, où on a traduit de l'arabe au latin les principaux textes mathématiques, astronomiques et astrologiques dont la réception allait préparer en Europe la révolution scientifique moderne…Dans ces troubles parages, l'auteur n'est pas seul. D'autres l'ont précédé, sur lesquels il s'appuie volontiers. Ainsi René Marchand est-il régulièrement cité, après avoir été remercié au seuil de l'ouvrage pour ses relectures attentives et ses suggestions. Son livre, Mahomet. Contre-enquête, figure dans la bibliographie. Un ouvrage dont le sous-titre est : “Un despote contemporain, une biographie officielle truquée, quatorze siècles de désinformation”. Or René Marchand a été plébiscité par le site internet de l'association Occidentalis, auquel il a accordé un entretien et qui vante les mérites de son ouvrage. “Un site dont l'islamovigilance” veille à ce que “la France ne devienne jamais une terre d'Islam”. […] Les fréquentations intellectuelles de Sylvain Gouguenheim sont pour le moins douteuses. Elles n'ont pas leur place dans un ouvrage prétendument sérieux, dans les collections d'une grande maison d'édition." De son côté, Pierre Assouline a cadré la thèse de Sylvain Gouguenheim dans sa dimension politicienne orientée. C'est-à-dire dans le sillage de la tristement célèbre thèse du clash des civilisations. Et encore : "On n'est même pas dans leur affrontement, comme chez Samuel Huntington. Car si celui-ci offre un choix politique entre deux camps, Gouguenheim n'en offre aucun: nous sommes européens, donc chrétiens, donc grecs. Partant, notre histoire est donc inconciliable avec quatorze siècles d'Islam qui n'ont mené à rien. CQFD". Assouline a par ailleurs rappelé que Gouguenheim est un "spécialiste des chevaliers teutoniques, de la mystique rhénane ainsi que des croisades…Non seulement le site Occidentalis a publié les “bonnes feuilles” de ce livre neuf mois avant sa parution, alors qu'il était encore à l'état de manuscrit, mais Sylvain Gouguenheim a, semble-t-il, posté des commentaires, nettement plus vifs et directs que dans son livre, pour défendre la même thèse (le rôle de l'Islam dans la transmission du savoir gréco-latin à l'Occident est un mythe) sur le blog d'Occidentalis, site d'“islamovigilance”, et sur Amazon.fr, commentaires signés Sylvain G."… Spécialiste de philosophie médiévale, le philosophe Alain de Libera, particulièrement pris à partie dans le livre de Gouguenheim, y identifie les relents de l'islamophobie ordinaire : “Vue dans la perspective de la translatio studiorum”, l'hypothèse du Mont-Saint-Michel, “chaînon manquant dans l'histoire du passage de la philosophie aristotélicienne du monde grec au monde latin” hâtivement célébrée par l'islamophobie ordinaire, a autant d'importance que la réévaluation du rôle de l'authentique Mère Poulard dans l'histoire de l'omelette…Cette Europe-là n'est pas la mienne. Je la laisse au ministère de l'Immigration et de l'Identité nationale et aux caves du Vatican.” Forbans intellectuels Ainsi donc, un historien, médiéviste de surcroît, peut bien s'armer d'une batte de baseball comme un quelconque coupe-jarret. Les exemples abondent. A commencer par celui de qu'un historien a baptisé de "forbans intellectuels du IIIe Reich". Sans oublier Bernard Lewis, qui a fortement influencé les néoconservateurs américains dans leur délire de "démocratiser" le prétendu Grand Moyen-Orient par le fer et par le sang. Ayant pignon sur rue à Washington du temps du président George W. Bush, ils ont été à l'origine des envois des corps expéditionnaires américains en Afghanistan puis en Irak. Professeur émérite des études sur le Moyen-Orient à l'Université de Princeton, Bernard Lewis est né en 1916 à Londres. Historien, prétendument spécialiste du Moyen-Orient, il a eu successivement la nationalité britannique, puis américaine et israélienne. Ce qui, en soi, résume bien les horizons politiques de ses engagements intellectuels. Sa thèse essentielle est sommaire. A l'instar de toutes les idées fixes, par essence pernicieuses et ravageuses. Elle fonde les représentations des néoconservateurs qui ont inspiré et inspirent toujours la politique américaine: les Arabes ne comprennent que le langage de la force. Passe encore pour l'Amérique impériale. Elle en est toujours à la phase conquérante à souhait de l'Europe des XIXe et XXe siècles. Ici comme ailleurs, le temps des cuisantes désillusions succédera à celui des iniques ambitions. Mais que les recettes alambiquées et représentations idéologiques viciées fassent tache d'huile en Europe, et plus particulièrement en France, cela en étonne plus d'un. En effet, il n'est guère un secret que dans les cercles de réflexion et autre think-tanks européens, le néo-conservatisme est désormais à la mode. Et lesdits think-tanks enserrent les enceintes de décisions nationales et communautaires européennes entre les mailles de leurs filets. Que ce soit à Paris, Rome, Londres, Berlin ou Bruxelles, c'est tout comme. De là à souscrire que les fréquentations douteuses fondent les thèses tendancieuses, il n'y a qu'un constat à faire. Une lecture attentive des politiques nationales ou communautaires européennes aussi. Si les enceintes universitaires et savantes européennes versent si facilement dans le populisme bon marché, que dire des autres? Et l'on feint de s'étonner après coup que le citoyen européen lambda soit de plus en plus enclin au passage à l'acte!